Le choix (Bhoutan)

Hé, maudite Shangrila ! Tu me renvoies dans l’obscurité avec le coeur foulé et des larmes pleins les yeux.

Les rhododendrons et les azalées fleurissent, leurs pétales volent des deux côtés du chemin.

Elle s’est retournée sans me voir. Sa longue robe rouge a volé au-dessus d’une flaque noire. Mon cœur s’est brisé comme un miroir. Je vois encore les éclats de verre dans chaque lac de ciel que je traverse.

J’ai laissé couler mes larmes dans l’évier de ma petite chambre louée à un propriétaire Hâ. Puis j’ai mis un coup de poing dans le volet en bois de la fenêtre. Mes successeurs dans cette chambre verront encore la trace de mon cœur brisé dans le pin. Je ne me suis pas levé pendant quatre jours. La femme de mon logeur m’apportait du pain et un peu de viande. Puis, alors que je commençais à avoir mal au dos à force de rester allongé, j’ai entendu du bruit au dehors. Des enfants jouaient au tir à l’arc et riaient. Je me suis levé. J’ai enfilé une tunique vert clair en lin et j’ai été regarder ce qui se passait au-dehors.

Il me semblait irréel que le monde continue à rire. Comment, alors que je souffrais la mort, des enfants pouvaient-ils s’amuser à tirer des flèches sur des oiseaux invisibles ? Au milieu de la rue j’ai fermé les yeux. Une voiture blanche a failli me renverser. Je me voyais en rêve traverser un verger de prunier. Bidhya était là elle me prenait la main et m’entraînait dans les montagnes noires, qui délimitent la frontière entre l’ouest et le centre du pays.

Soudain, j’ai entendu des groupes de promeneurs. Ils s’esclaffaient dans une langue qui m’était inconnue. Le dzonghkha est « la langue des forteresses », mais il existe 19 langues et de nombreux dialectes ici. La radio nationale émet en dzonghkha, anglais, tshangla et shâchobikha. Alors que je tendais l’oreille pour deviner la langue des passants, le ciel s’est mis à gouter. De l’eau brune a perlé sur mes joues, et la couleur de l’herbe a foncé.

Je me suis promené sous le ciel brillant, écartelé entre le désir de mourir et de vivre. Je n’avais pas mangé depuis la veille. J’ai fait tous les étals du marché en pensant au sourire de Bidhya. A la manière qu’elle avait de me montrer les enfants jouer dans les rues au milieu de cochons noirs et de poules. A son amour pour la danse et son talent pour le chant. Enfin, mon regard a été attiré par de fins bracelets en étain. La vieille femme qui les vendait m’a fait un clin d’œil. Elle a sorti un petit miroir des plis de sa longue jupe noire et rouge et me l’a tendu en riant :

— Vous faites peur à voir, étranger.

— Pourquoi dites-vous cela ?

— Votre visage a la pâleur d’une lampe effrayée par le jour.

Je me suis forcé à rire. Une crampe m’a fait me pencher en avant vers la vielle.

— Tu as une femme ?

— Non. J’étais venu épouser mon amie d’enfance dans cette ville, mais elle ne veut pas de moi.

— Elle est mariée ?

— Elle est étudiante. Je l’ai rencontrée à Luton en Angleterre.

— Raconte-moi.

— Plus tard, la vieille. J’ai des courses à faire.

J’achetai quelques bracelets pour ma logeuse. Je m’en retournai vers ma pension de famille. Le ciel se parait de couleurs changeantes, à l’instar de mes pensées. Celles-ci tournoyaient dans mon âme comme un aigle rendu fou par le vent. J’avais l’impression que mon corps lui aussi était broyée par le chagrin.

Je n’essayai pas de revoir Bidhya une dernière fois. Elle m’avait probablement déjà oublié. Il fallait bien que son visage sombre comme un navire dans l’océan glacé de mes souvenirs. Mais je ne pouvais me résoudre à rentrer dans mon pays. Je partis à l’aventure. Je ne doutais pas que partir seul m’exposerait à des mésaventures, mais la mort elle-même ne m’effrayait plus.

Au milieu d’un bois de conifères, il y avait un petit temple bouddhiste. J’y pénétrai sur la pointes des pieds. Les nuages avaient ralenti leur course. Ils pesaient sur le toit en bois de leur imposant ventre gonflé. L’air sentait la térébenthine et la citronnelle. Il n’y avait personne. Je m’assis sur un petit coin parsemé de sable. Je me mis à prier. J’avais beau être athée, la ferveur religieuse me rasséréna. Le pan du mur de droite était recouvert de broderies. Je vis Bidhya danser au milieu de son salon en rêve. Elle tournait de plus en plus vite sur elle-même. Les fils qui tissaient sa robe étaient de couleur vive. Il y avait un livre abandonné sur le sol près d’elle. Je rouvris les yeux, plus seul que jamais.

En sortant du temple, j’eus l’impression désagréable d’être suivi. Je dépassai une haute statue en argile mélangé d’arbre daphné. Je cueillis un pavot bleu et le respirai (il s’agit ici de la fleur nationale). La fleur du pavot est utilisée depuis des siècles pour la pharmacopée, comme la gentiane ou l’edelweiss. Le Bhoutan a d’ailleurs jadis été surnommé le pays des « vallées du sud aux plantes médicinales ».
Je continuai mon chemin en tendant la main vers les papillons. J’entendis quelques coups de feu tirés depuis l’orée du bois, mais je n’y fis pas attention. L’après-midi se dégradait. Le vent prenait possession de la forêt. Alentour, les fleurs blanches disputaient un territoire verdoyant avec la mousse et les racines des arbres centenaires. Alors que je marchais, je croisai la route d’un léopard porte-musc. Il remua la queue et gratta la terre. J’avais toujours la sensation d’être épié. Déjà, le léopard tournait la tête en direction des profondeurs de la forêt. Il s’enfuit comme poursuivi par le Diable.

La silhouette d’un moine drukpa se fondait dans l’obscurité balbutiante. Que suis-je venu faire ici ? Je revis l’œil droit de Bidhya s’écarquiller et briller dans l’obscurité de ma conscience. Son dos qui s’éloignait loin de ma vue, dans les rues sombres. Je m’adossai à un pin bleu en réfléchissant. Il me sembla que le soleil était une gigantesque flamme sur le point de me consumer. Dois-je quitter ce pays ? Que reste-t-il pour moi dans cette vie ?

— Avant de partir, réponds à ma question. Choisirais-tu l’amour, même malheureux, ou la liberté ?

Une voix se découpait dans l’obscurité.

— Qui a parlé ?

Le visage éclairé à la lanterne de la vieille femme du marché surgit devant moi comme un nuage sous la tempête. Elle me rendit mon regard avec bienveillance.

— N’abandonne pas.

— La femme que j’aime ne veut pas de moi.

— Les fleurs de notre pays sont magiques.

— Qu’est-ce que tu veux que cela me fasse ? Ce sont des histoires de bonnes femmes.

— Si tu cueilles les bonnes fleurs, que tu les trempes dans du thé bouillant, il se peut que ta belle change d’avis.

— Qu’est-ce que c’est que tu racontes ? Va-t’en !

L’apparition commença à me faire douter que je fus sain d’esprit. Elle leva les bras au ciel et la lumière du soleil vint la submerger. Je fis un pas en arrière, effrayé. Alors, la pluie tomba à nouveau, comme par revanche sur la lumière éclatante. Je fermai les yeux, curieux de savoir si je n’étais pas en train de faire un mauvais rêve. Mais la vieille était toujours plantée devant moi quand je les rouvrit.
— N’abandonne pas.

— Un philtre d’amour ? Tu connais cela ?

— Appelle cela philtre, magie ou sorcellerie. Suis-moi.
Elle m’emmena à travers la forêt. Nous croisâmes plusieurs groupes de moines drukpa, le clergé d’Etat. Ils ne nous retournèrent pas nos regards. Etions-nous dans la vallée de Paro ? Nous marchâmes longtemps, longeant des falaises qui prolongaient la mer d’arbres, enjambant des cours d’eau glacés. Plusieurs stupas (monuments funéraires) remplis de rouleaux de prière se dressaient sous le tambour du soleil.

Je nous revis, Bidhya et moi, à l’aéroport de Luton. Sa main tremblait en serrant la bretelle de son sac à dos. A l’époque, elle m’aimait. Cela était hypothétique, mais je m’en convaincus soudain. Le vent se mit alors à souffler plus doucement. Je versai une larme sur mon sort et me hâtai de rejoindre la sorcière. J’étais comme guidé par la main invisible de la vieille femme. Je passai devant les moulins à prières d’un temple et m’agenouillai.

Au sol, se trouvaient de nombreuses fleurs au cœur rougeoyant comme une cape de démon. Je les ramassai une à une. Mes doigts brûlaient. Les pétales étaient corrosifs et m’arrachaient de faibles gémissement. Je levai les yeux au ciel et aperçut le soleil décliner de son berceau de ciel. Une musique de flûte indienne nous parvint et fit trembler l’herbe sous nos genoux. La sorcière se leva, s’approchant de moi elle m’essuya le visage.

— Je t’invite chez moi.

Voilà comment je fus invité à préparer une potion dans l’antre de la magicienne la plus dangereuse du Bhoutan. Quand j’eus pénétré dans sa maison, elle ferma les rideau et éclata d’un rire tonitruant. Je me frottai les yeux et n’en crut pas ma vision : elle était devenue une toute jeune fille. Je m’apprêtai à lui demander la raison de ce changement d’apparence, quand elle m’intima d’un mouvement de la main de me taire. Nous étalâmes les pétales rouges sur une grande table en bois, et la sorcière prépara du thé noir. Lorsque le thé fut bouillant, nous y plongeâmes les pétales.

— Il faut les laisser macérer deux nuits. Tu peux dormir ici, en attendant.

Je fis l’amour à la sorcière chaque heure de chacune des deux nuits qui suivirent. J’avais l’impression de tenir dans mes bras une écharpe de soie. A la fin des deux nuits, je réalisai que je n’avais pas un instant pensé à Bidhya. Son souvenir commençait à se glacer en moi. Le philtre aurait-il un effet ? La magie ne marche plus en ce monde, et la magicienne n’est rien d’autre qu’une idéaliste doublée d’une rêveuse, me dis-je. Je contemplai son visage rajeuni par la magie et lui caressai les paupières. Puis je me décidai à rejoindre la ville une dernière fois.

Sur mon chemin, la clarté de la lune avait quelque chose d’agressif. Je parcourais chaque mètre la poitrine serrée en repensant aux deux nuits d’amour que j’avais passées en compagnie de la sorcière. Celle-ci ne chercha pas à me rattraper. J’étais de toute façon loin, lorsqu’elle dut se réveiller. J’avais emporté dans un petit récipient volé à la sorcière un peu du philtre d’amour que je comptais faire boire à Bidhya.

La soir même, j’atteignis la ville de… Bidhya fut surprise de me voir. La jeune femme semblait avoir oublié mon existence. Je m’assis près d’elle, les yeux rivés sur ses cheveux noirs et j’attendis l’heure du dîner. Alors, je versai un peu du philtre dans les épices qui recouvraient le plat de juma (saucisses en sauce) qu’elle s’apprêtait à manger. Elle goûta au plat en regardant l’horloge murale, muette devant ma logeuse.

Quelqu’un toqua à la porte.

Bidhya alla ouvrir, et un imposant buffle blanc entra dans la petite pièce. La logeuse croyant voir un démon, s’enfuit à toutes jambes. Je restai de marbre, je n’avais qu’une idée en tête, profiter de l’effet du philtre pour demander la main de Bidhya. Mais il semblait n’avoir pas plus d’effet que du vinaigre sur une mouche. Depuis que j’étais revenue, Bidhya demeurait mutique, peu intéressée par mes tentatives de ramener la conversation entre nous deux. Je regardai successivement les portraits de famille de ma logeuse accrochés au mur, puis je me levai pour caresser les cornes du buffle.

Ce dernier s’assit à la table du dîner que nous partagions, Bidhya la logeuse enfuie et moi. Ma compagne ne semblait pas le moins du monde effrayée.

— C’est un esprit de la forêt, dit-elle enfin, entrouvrant ses lèvres minces.

Je ne sus que lui répondre. Le buffle avait entrepris de dîner, et s’affairait avec deux baguettes pour attraper une boule de riz. Je repensai à la magicienne, et me demandait si elle était pour quelle chose dans cette mystérieuse apparition. Mais bientôt, le buffle eut terminé son repas. Il demanda d’une voix d’outre-tombe qu’on lui serve un peu de saucisses en sauce. Comprenant qu’il en allait de ma vie, je m’empressai de lui tendre le plat de juma. Il termina ce dernier en moins de deux minutes, suite à quoi il se fit indiquer la chambre à coucher et partit se reposer.

Nous restâmes Bidhya et moi, interdit devant la scène qui s’était produite devant nos yeux émerveillés. Je n’avais désormais plus de doute que la sorcière était dissimulée dans cet étrange buffle aux manières humaines. Au beau milieu de la nuit, alors que je fumais sur le toit en terrasse, la curiosité me poussa à descendre les escaliers qui menaient à l’étage inférieur de la maison. La logeuse n’avait toujours pas reparu. J’entrouvris les perles qui masquaient l’entrée de la chambre à coucher, et vit Bidhya sur le sol, prostrée à côté du Buffle.

Ce dernier finit par sentir ma présence. Il ouvrit les yeux.

— Tu veux savoir pourquoi je suis là ?

— Tu as assez dîné et dormi, le buffle, lui dis-je. Il est temps pour toi re refaire le chemin inverse et de t’en retourner d’où tu viens.

— Dîne-t-on jamais assez dans cette ville ?

Le buffle fut soudain pris de soubresauts et son poil frissonna. Quelques instants plus tard, je me rendis compte qu’il s’était transformé en la magicienne de la forêt.

— Que viens-tu faire ici ? Pourquoi Bidhya ne bouge-t-elle plus ?

— Tu m’as volé un récipient très précieux. Je voulais m’en servir pour inviter mes amies et préparer le thé dedans. Mais tu t’es servi chez moi comme un voleur. Comme le voleur que tu es !

Sa voix était douce, mais menaçante. Mes yeux allaient de son cou à celui, immobile, de ma chère et tendre. J’eus soudain peur d’avoir causé du tort à celle que j’aimais.

— Que veux-tu, sorcière ?

— Tu as le choix. Soit tu sacrifie ton amour pour elle, et tu peux rester dans cette pièce, soit tu choisis de rester sous l’effet de ce sentiment qui te préoccupe, et tu pars avec moi.

Je contemplai le petit miroir qui faisait office de pendentif sur le cou de Bidhya. Ainsi, j’avais le choix entre être débarrassé d’un sentiment pour une femme qui ne m’aimait pas, et retrouver ma liberté, ou rester fou d’amour pour Bidhya quitte à peut-être ne jamais revoir mon pays. J’étais alors un jeune homme idéaliste, et je ne pus me résoudre à détacher mon regard des joues de celle que j’aimais. Je murmurai :

— Sorcière, je ne veux pas oublier le sentiment qui m’habite. Ce serait mourir qu’oublier ce qui me fait respirer.

— Mais elle, ne t’aime pas.

La sorcière fronça les sourcils et se changea à nouveau en buffle. Je m’approchai de Bidhya et lui caressa la joue. Elle ouvrit les yeux et me vit monter sur le dos de l’animal de trait. Nous traversâmes le village. La sorcière avait pris soin de nous rendre invisible aux yeux des villageois.

Depuis ce jour, ma vie est paisible et répétitive. Je me lève aux aurores le matin pour contempler le soleil, après une nuit d’amour avec la magicienne. Je prépare le repas pour la journée, puis je prie longuement devant la rivière. La forêt fait entendre une cathédrale de sons agréables. Je prends mon bâton de marche et j’arpente le bois, en direction de la ville.

La magicienne a entouré le bois d’un cercle magique que je ne peux franchir. Je m’agenouille à l’orée de la forêt. Au loin, une forteresse se découpe dans la brume, et au-delà, je sais que Bidhya mène une vie heureuse, étudie, se rend au marché, vit, aime, prie, et ne pense pas à moi. Il y aura peut-être un jour où elle cherchera à me recontacter. Il m’est agréable de penser que mon amour pour elle emplit chaque seconde de ma vie. Que c’est dans un état passionnel que je vais couper l’herbe le soir sous la chaleur violette du soleil. Et que c’est éperdu de cette ivresse que les hommes recherchent toute leur vie durant que je respire, seconde après seconde, aux côtés de la sorcière.

Un jour peut-être recouvrerai-je la liberté. Alors, je marcherai en direction de la ville. J’aurai vieilli, Bidhya sera mariée sans doute, elle m’aura oublié.

Je toquerai à la porte de sa maison. Elle m’ouvrira, mais ne me reconnaîtra pas. Je lui tendrai une dague en or, que j’ai ciselée heure après heure sur les bords de la rivière en pensant à son visage, pendant des années.

Ou bien, je déposerai la dague sur le pas de sa porte, espérant que ce soit elle et non l’un de ses enfants qui la trouve. Un jour, quand j’aurai disparu de cette terre comme un souffle chaud, ses descendants caresseront la lame de la dague, s’ils ne l’ont pas vendue.

Une démone tentera peut-être de leur faire oublier ce qu’il y a de plus magique en eux, alors ils auront une arme pour se défendre contre l’ordinaire et l’oubli.

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