Evig Kærlighed / L’amour éternel (Danois + Français)

Copenhague est reliée à Malmö par le pont de l’Øresund.

Son nom danois, København, est une déformation de Købmandshavn (« le port des commerçants »).

D’après moi, ce nom rappelle sa position stratégique sur le Kattegat, à proximité immédiate de la mer Baltique.

— Soren, le pain est chaud. Tu peux aller le livrer ?

J’enfourche mon vélo, la hotte brûlante sur mes épaules frêles. En passant devant la vitrine du magasin de prêt-à-porter de Karyn, j’ai honte. Je serre sur ma poitrine la lettre que je lui ai écrite cette nuit. Je ne freine brusquement qu’à l’approche du soir, devant le ponton.

En contrebas, la mer s’agite de soubresauts violents. Sa teinte violette est hypnotisante. La houle déchainée veut-elle me confier un secret ?

Tant pis pour le pain, que je cale derrière le vélo à l’arrêt. Je dévale les escaliers qui mènent à la petite plage et je plonge mon front dans le sable. Où est Karyn, que fait-elle ?

Les derniers rayons du soleil font apparaître les fantômes de la plage de Copenhague. Je me mets à danser entre eux, j’essaie de prendre la main d’un femme en corsage transparent, mais les fantômes me traversent comme des idées fugaces.

Où est Karyn, que fait-elle, cette seule pensée m’obsède.

Je retourne sur la route qui mène au centre-ville. L’heure tourne et je n’ai encore rien livré.

Prenez un humain. Quelles sont ses motivations ? Pourquoi survit-il ? Qu’est-ce qui m’empêche de jeter mon vélo par-dessus le muret en granit ? Qu’est-ce qui m’empêche de profiter de cette belle journée d’été pour me baigner ?

Je réfléchissais aux raisons qui font que l’homme se lève tous les matins pour aller poser des parpaings, quand un caillou me frôla la tempe. Je portai une main à mon oreille, elle saignait. Les enfants, oui, voilà, les enfants, sa famille, voilà ce qui motive l’homme. Et plus lointainement, avant que ces enfants se mettent à détruire la quiétude des villes, c’est l’amour qui pousse l’homme à désirer la dureté de l’existence.

L’amour est l’étoile invisible qui nous guide à chaque instant. Et dans la nuit qui a enseveli nos journées sous des gestes machinaux, c’est le sentiment de la passion partagée ou non qui offre un havre à nos âmes essoufflées.

Où est Karyn, que fait-elle ? Mon Dieu, je crois qu’elle ne m’aimera jamais.

J’habite sur l’île d’Amager, à Copenhague. L’endroit célèbre notamment le plus fort taux de criminalité de la métropole danoise. Ce soir-là, je livrai tous les pains.

Je loue une petite chambre à un couple de retraités sur Islands Brygge (le pont d’Islande, littéralement). La dame est toujours habillée élégamment, elle porte un fichu de couleur différente chaque jour. Aujourd’hui, elle porte du fuschia.

J’attache le vélo dans la cour de l’immeuble. Puis, je regarde la nuit d’encre tandis que ma logeuse me sourit pour me souhaiter la bienvenue. Je dois passer par le salon du couple pour emprunter l’escalier qui mène dans ma petite chambre.

Je suis épuisé par les trajets à vélo. Mes mains tremblent un peu tandis que je bois un décaféiné. Jytte (c’est ma logeuse) a eu la bienveillance de déposer un peu d’anguille roulée enveloppée dans du papier d’aluminium sur ma table. Je mange en regardant par la fenêtre. Un bruit de verre cassé me fait sursauter. Il est déjà minuit lorsque je termine un livre d’Edgar Allan Poe. J’entends un vieux tournedisque (certainement celui du mari de Jytte) grésiller, et je m’endors.

Pourquoi l’homme se réveille-t-il à la même heure tous les matins de sa vie ? Et que fait Karyn ?

Je suis sur la plage de Skagen à 130 kilomètres du centre de Copenhague. Je me promène en rêve à vélo entre les maisons aux murs jaune vifs et à ces toits rouille caractéristiques. A l’endroit même où mes parents se sont rencontrés, — du moins c’est ce qu’ils m’en ont dit. J’arrête mon vélo. Je l’attache à un poteau luisant et je m’éponge le front. La journée est claire, mais la ville est déserte. Dans la lumière éclatante de la ville balnéaire, j’aperçois une robe sombre. Elle vole vers moi. Ma vie d’avant est désormais un lointain souvenir. Karyn ne m’aimera jamais. A pieds, sous les étoiles invisibles du plein jour, j’essaye de toucher la robe noire du spectre qui vole vers moi.

Le fantôme a les yeux de ma mère, et un sourire entendu. Je marche derrière lui, en essayant de me fondre dans le vent qui souffle de plus en plus fort. Mais déjà, les heures tournent et Skagen se remplit de badauds. Tandis que je suis ma jolie ingénue fantômatique, certains se moquent de mon allure hâtée, et des enfants me lancent des pierres.

Enfin, le spectre s’arrête de courir. Je m’approche du fantôme de la jeune fille. Nous sommes devant l’étendue spectrale et bleutée de la mer du Nord. Je lui prend la main en chuchotant mon nom. Le sien ? Je ne le connais pas. Je sais juste qu’elle est l’instant de vie que j’attendais. Mais comment s’adresser à un fantôme ?

Je me réveille en sueur à six heures. Jytte a préparé mon petit-déjeuner, des flocons d’avoine avec un peu de bière. Je tremble de tous mes membres mes lèvres trempées dans la mousse. Un vent glacé s’engouffre dans la pièce et fait trembler mes draps.

Quel était donc ce rêve ? Et que fait Karyn à cet instant? Je suis incapable de le dire et cela me rend fou.

Jytte m’a préparé une hotte pleine de commandes de pains de seigle. Le cœur lourd, j’enfourche mon vélo et distribue l’ensemble des livraisons. Mais mon cœur est encore empli du rêve de la nuit précédente. Le soir venu, je marche à tatons pour éviter le sourire de ma logeuse. Sans manger, sans parler à quiconque, je m’étends dans les draps roses en lin et je ferme les yeux.

Cette fois, elle m’attend sur la plage de Søndervig dans la région des Jutland. L’endroit tire son nom d’un peuple brave, les Jutes, qui mirent leurs armes au service de la colonisation de l’Angleterre au 5ème siècle.

Je plisse les yeux en pensant à toutes les guerres que je n’ai pas connu, et à cet instant l’amour me semble comme une exception devant la vague déferlante de la mort. Où a disparu la jeune fille ? Je n’ai été distrait qu’un instant, et déjà elle m’échappe. Je me mets à courir et les nuages me rattrapent et me font tomber sur le sable fin de la plage.


Il y a un phare qui s’enfonce dans le sable. La partie supérieure de la bâtisse est peinte dans un rouge vibrant, pour que les bateaux le repèrent de loin. Je vois la seule fenêtre s’ouvrir. La jeune fille me faire signe de la rejoindre. Je cours à perdre haleine, mais les marches que je gravis mènent au paradis, et cela me donne de l’élan. Elle m’attend au dernier étage. Un passereau bleu sur son épaule, elle dit quelque chose. Et moi, je profite de chaque instant de mon rêve.

Quand je me réveille, il fait encore nuit. L’amour m’a fait perdre le sommeil. Mais je fais des courbettes à chaque personne à qui je livre mes pains. L’amour est une poésie, une poignée de sable, un rêve que personne ne peut m’enlever

Progressivement, les cernes sous mes yeux se croisent, et ma peau perd sa teinte hâlée. Je suis en train de disparaitre. Je m’apprête à rejoindre le monde des rêves. Et je sais que c’est ce que j’ai toujours voulu puisque Karyn ne m’aimera pas.

La troisième nuit, le fantôme de la jeune fille sautille sur le sentier de terre qui longe le Møns Klint. Les falaises de craies sont trempées par l’encre de la mer. Je chuchote une poésie à ma compagne. Elle m’écoute en riant et elle me prend la main pour m’emmener dans une forêt de pins amaranthe. Je n’ai jamais vu autant d’orchidées différentes que dans ce bois. J’en cueille une. A son tour, le fantôme arrache du sol une fleur blanche. Puis, elle se met à mâcher les pétales.

C’est alors que je me réveille, en sueur dans mon lit. Il me semble que mon corps ne m’appartient plus. Mais c’est ce que je voulais, n’est-ce pas ? Alors pourquoi cette peur rivée à ma poitrine ?

Jytte frappe à ma porte à maintes reprises mais je ne réponds pas. Je me lève et je prends un somnifère. Puis, je me recouche. A quoi bon arpenter la ville pour espérer un avenir meilleur ? Mon futur je l’ai entrevu dans les yeux noirs d’un ange.

Dieu m’a offert le sommeil pour compenser l’ennui de mes journées. Dans ce rêve espiègle que je refais chaque jour, je suis le héros d’une histoire amour éternelle.

Le somnifère fait son effet. Je suis à présent dans le désert danois de Råbjerg Mile. Des dunes de sable de 40 mètres me toisent. Le ciel se met à onduler et fait tomber des gouttes brûlantes sur mon visage. Quoi, il pleut dans le désert ? Et où est passé l’ange ? Karyn dort-elle encore dans l’autre monde ? Le somnifère a-t-il un effet sur l’atmosphère de mes rêves ? J’avance péniblement dans le sable chaud. Une poésie de Kærlighed Sophus Claussen me revient en mémoire :

Tal ej om skuffet Kærlighed
Ne parlez pas de l’amour déçu
og Hjærter, som er brudt !
ni de ces cœurs qui sont brisés !
man gør sig lidt Besværlighed
à se faire si mal
og ta’r en ny til slut.
et pour finir tout changer.

*
Tal ej om evig Kærlighed!
Ne parlez pas de l’amour éternel !
vort Hjærte kun slaar Smut ;
notre cœur ne bat que par à coups ;
et hopper let fra Sted til Sted
il explose facilement d’un lieu à l’autre
og synker træt til slut.
et si fatigué à la fin qu’il se noie.

Soudain, le sable se met à s’envoler devant moi. De larges volutes s’échappent des dunes ocres et la robe blanche du fantôme apparaît devant moi. Cette fois, son visage m’effraie. Elle a quelques rides au coin des yeux, elle semble avoir vieilli depuis notre dernière rencontre. Mais son apparence physique n’enlève rien au sentiment qui me crève le cœur. Je me sens amoureux, et quelle que soit la forme que prendra le fantôme, je l’aimerai éternellement et de tout mon être.

Je ne travaillerai plus. Je suis incapable de travailler un instant de plus. Je me réveille, enfouis un fromage et un pain de seigle dans mon sac et traverse Copenhague. L’amour a enfoui tous mes désirs sous un cordage serré. Je roule jusqu’à perdre connaissance.

J’ai dépassé le port sud de Copenhague. Les étoiles déjà apparaissent et leur lumière me pousse jusque dans le sein de la nuit. J’essaie d’apercevoir le fantôme à chaque coin de rue. Mais il ne vit que lorsque je m’endors.

Que vont penser Jytte et mes clients quand ils ne me verront plus reparaître ? A cet instant, tout m’est indifférent. J’ai fait un rêve, le rêve d’un amour expiatoire, et ce rêve était merveilleux.

Toujours sur mon vélo, sous une pluie fine, j’emprunte le sentier en terre de Sydhavn Rundt qui longe la rivière. Je m’arrête soudain, à bout de souffle, et cherche les somnifères dans mon sac à dos. Je m’étends dos à un rocher face à la rivière après avoir avalé l’ensemble des comprimés.

Alors, je vois le soleil devenir une boule de feu et exploser devant mes yeux. La nuit apparait dans sa robe de velours et je souris. Mon fantôme ne va pas tarder à sortir de mon corps et je pourrai rejoindre la femme que j’ai toujours rêvé aimer. Mais celle-ci se fait attendre ce soir. Je l’entends chanter doucement dans les ténèbres et je chante à mon tour un classique de la chanson danoise :

Og hør, du liden Karen,
og vil du føje mig?
De sølverbundne knive to,
dem vil jeg give dig.

(Et écoute, petite Karen,
Me suivras-tu ?
Ces deux poignards d’argent
Je te les donnerai.)

Mon souffle est chaud, et je sens toujours le rocher dans mon dos, preuve que les ténèbres ne m’ont pas encore emporté. Quoi, j’aurais dû continuer à livrer du pain de seigle chaque instant de mon existence ? Je préfère donner mon âme à une lumière de passage dans mes nuits.

Je suis devenu moi aussi un fantôme à présent. J’erre dans la forteresse Kastellet en silence, ma main tremblante et translucide dans cette de l’inconnue qui m’a pris la vie. La maison du commandant est reconnaissable à sa couleur jaune.

Dans le parc militaire en forme d’étoile de la forteresse, je me mets à danser. Mes bras étreignent le vent. Il me semble que chaque goutte de pluie qui tombe sur ma dépouille est une promesse de bonheur. Mais mon corps commence à se décomposer et à oublier que je l’ai incarné. Les pales du moulin à vent rouge de la forteresse se mettent à tourner de plus en plus vite.

Et moi je danse, une ronde endiablée avec le fantôme qui a su m’entraîner dans sa folie nocturne. La musique est imperceptible et pourtant elle dévore les nuages. Et nous dansons ainsi, nos âmes spectrales fondues dans le vent jusqu’aux premières lueurs roses du matin. Et c’est bien ainsi. Les odeurs de pain chaud me parviennent et me rappellent que j’ai eu une vie laborieuse d’homme.

Pourquoi l’homme se lève-t-il chaque matin ? Je ne prétend pas apporter de réponse à cette question. L’espoir, ce grand manipulateur, a peut-être son mot à dire dans nos élans de vie. Mais moi, je n’ai pas su espérer, je n’ai pas su attendre que Karyn rejoigne mon rêve. Et quand l’amour est venu toquer à la porte vernie de mon sommeil, je lui ai ouvert en souriant, un verre de champagne à la main.

Désormais, oubliez-moi. Je ne fais plus partie du peuple des vivants. Je vais dormir aux côtés du père d’Hamlet et je trinquerai avec Frederik III sur les hauteurs de Copenhague.

La pluie, le vent, la nuit, ne peuvent rien contre la volonté des fantômes. Et si un jour vous vous posez les mêmes questions que moi, évanouis, à terre après une journée de dur labeur, peut-être me tendrez-vous la main à travers votre songe. Je me ferai une joie de vous emmener visiter Copenhague. Nous errerons ensemble à la recherche de l’amour dans les rues mal famées de ma capitale.

Allons, ne soyez-pas timide ! Vous n’aurez qu’à vous souvenir de celles et ceux que vous avez aimé sans retour. Je presserai votre main contre mon corps sans contours et je vous délivrerai de vos fausses espérances.

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s