J’ai rencontré dans la vallée de Shimsal
Un voyageur qui prenait le thé avec un fantôme
Je lui ai laissé mon âme
Et je suis partie me baigner dans l’eau glacée d’un lac
Voyageur combien de cols dois-je franchir
Avant que tu me rendes mon courage ?
La neige tombe sur la route asphaltée
Les camions filent comme des étoiles filantes
Et la Karakorum High Way
Donne l’asile à deux voyageurs transis de froid
1300 kilomètres de danger
Jusqu’au Turkestan chinois
Cette route est la huitième merveille du monde
Pour les gens de la région de Gilgit,
Voyageur et ton regard de glace
Fait brûler les atomes de mon corps
Et la neige tombe en filets désordonnés
Sur l’océan de nos consciences
Le poète Khalifa Malang Jan
A publié des poèmes pour sa bien-aimée
Mon eyno (miroir) ne reflète plus que mon ombre
Un farishta (ange) s’est assis pour lire mon poème
Je lui ai offert une gulab (rose) de lumière
Je l’entends hayjok (rire) dans l’obscurité
Mon amour les qatchi (ciseaux) du jour
N’ont pas encore découpé cette longue nuit muette
Juqu’à quand gardes-tu prisonnière mon âme ?
Me la rendras-tu un jour dans cette forêt de vers ?
Toi qui a tracé un cercle de feu ajib han (bizarre)
Au milieu des étendues de neiges
Je suis venue te demander de me rendre ma liberté
Tu vois les oiseaux aussi prennent froid
Ani méy kaghazat han (voici mes papiers)
Laisse-moi m’enfuir dans le Karakorum
Laisse-moi devenir une avec la montagne
Délivre mon âme de ce sort que tu lui as jeté
La poésie est un message d’amour
C’est le seul bien que j’ai à déclarer
Je me tenais comme un aigle rieur au bord de la falaise de l’existence
Un voyageur m’a offert le thé brûlant de son regard
Ani méy jola han (voici mes bagages)
Je n’emporte avec moi dans la montagne
Que le souvenir de son souffle sur mon visage
Et le parfum de son corps brûlant
Les yeux encore embrumés de fatigue
Je me suis réveillée ce matin
Ma fenêtre donne sur l’océan
J’ai parlé à un voyageur toute la nuit
Et les sommets des montagnes
Se découpent comme des ombres
Sur mes rideaux de mousseline blanche
D’où vient ce froid en plein été ?
Aik tarfi (aller-simple) pour le Pakistan
Je rallume le feu sur la montagne
Mes yeux clos emprisonnent un rêve
La lune berce mon sommeil
Les jeunes garçons pratiquent le shap
(jeu théâtral pratiqué dans les villages montagneux de Gilgit Baltistan)
Un vieillard se plaint de sa fille
La fête bat son plein dans les montagnes
Le cadavre d’un oiseau se décompose
J’ai laissé mon aigle voler au-dessus de nous
Il est revenu s’agripper à mon poignet nu
La poésie est un oiseau courageux
Qui vole à travers nos sourires
J’ai gagné le match de polo de Shandur Gilgit
On a entendu nos cris de l’Iran jusqu’à Chitral
Mais la victoire sur mon cheval
Je l’abandonnerai pour cinq minutes près de toi
Près du fruit d’un génévrier
Mes lèvres sont rouges comme la lune
Une radio délie la langue des poètes
En shina et en balti
Le journal Saday-e-Gilgit
A imprimé notre histoire, voyageur
Je cours à travers les cimes poétiques
Dans l’espoir de te faire sourire
J’ai beau prier j’ai beau nager dans l’encre
Je perds le contrôle de mon cœur
Tu es la lumière de cette poésie
Je te le dis avant de quitter la montagne
L’océan a éclaboussé mes paupières
J’ai nagé toute l’après-midi
Le coucher de soleil a pris la forme du Karakorum
Et a maquillé mon corps huilé
Voyageur me faut-il escalader le Nanga Parbat
Ou devenir le meilleur poète de cette ville ?
Pour espérer passer un moment avec toi,
N’as-tu donc pas peur pour moi ?
Les avalanches sont fréquentes
61 morts hantent cette réalité escarpée
Et les aigles ne me seront d’aucun secours
Voyageur un mot de ta part suffit
Rends-moi mon âme, je pars dans la montagne
Je serai le likhare aik (écrivain) de ces cimes
Un seul homme m’a fait désirer la neige
Elle brûle encore mes paupières
Laisse mon cœur s’enfoncer sur le sentier
Je vais gravir les sommets de la poésie
Pour attirer l’attention d’un farishta (ange)
Une qafla (caravane) m’emmène loin de lui
Et si tu changes d’avis
Retrouves moi dans cette hotaléy kamra (chambre d’hôtel)
Je reviens d’une baignade dans l’océan
Il m’a semblé que l’eau était gelée
Dans cette avalanche qui a emporté mon cœur
Mon stylo a versé de l’encre sur la neige
J’ai prié la montagne de me laisser partir
Elle qui hante les rires des voyageurs
Les sommets enneigés font un collier de lumière
Au ciel hésitant entre l’or et le violet
Ma lampe torche traverse la nuit
Dans cette prison d’encre glacée
Note : le shina est une langue pakistanaise parlée dans la vallée de l’Indus. Le nombre de locuteurs du shina est évalué à 550 000 personnes dont la majorité réside au Pakistan.