Le poisson mort

C’était le matin, je m’étais réveillé un peu en retard, c’est-à-dire que j’avais manqué le tramway et que j’étais fichu, pas moyen de me rendre au travail ce jour-là. J’avais appelé mon chef. Il était plutôt du type engageant, la plupart du temps, mais il savait que j’étais pas très calé niveau assiduité, alors il m’avait à l’œil depuis un bail, ça je le savais, et pourtant je me suis quand même mis dans le pétrin. La sonnerie a retenti quatre fois, un peu fort, j’ai écarté le combiné de mon oreille sensible, et il a répondu d’une voix lente, comme un crachat qui mettrait trois heures à arriver jusqu’au sol :Munc ? C’est vous ?

— Oui, Monsieur.

— J’espère que vous ne m’appelez pas pour décommander. C’est la surchauffe ici. On aurait bien besoin de vous.

— C’est que Monsieur, ma cheville…

— Vous êtes viré, Munc.

Il faut dire que c’était la troisième fois en un mois que je l’appelais parce que j’arrivais pas à me réveiller. Et pis qu’est-ce que j’y peux moi ? Quand j’ouvre les yeux, ce n’est pas que la lumière qui m’assaille, c’est toute la pièce. La lumière rentre à l’intérieur de mon crâne. Elle ouvre des compartiments de chair que je ne savais même pas qu’ils existaient. Il y a une torche en train de flamber à l’intérieur de moi. Elle est constituée de feu et de tristesse aussi. Peut-être que c’est parce que j’ai perdu ma femme il y a deux ans. C’est là que la torche a commencé à brûler les fibres de mon crâne. Je crois. Ça doit avoir un rapport. Mais qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Le chef connaissait ma vie. Il savait très bien que je pensais à elle tout le temps. Il savait très bien que je pensais qu’à la rejoindre. Mais il m’a pas épargné. Je ne perds grand-chose, tant pis pour ce salaud.

Quand même, c’était le matin, et j’étais viré. Il me fallut quelques heures pour me remettre de cette nouveauté ; après quoi j’ouvris le journal à la page des petites annonces. Il faut que tu te trouves un nouveau turbin, je me disais avec courage. Il faut que t’ailles de l’avant, que tu fasses la nique à toutes tes pensées mélancoliques, que tu te rachètes une conscience de travailleur. Mais elle était là, ma Madonne, avec ses yeux comme des antres lumineux, luisants d’un espoir ascétique. Elle me tendait les bras de ses yeux purs. Elle me cajôlait, et m’empêchait de réfléchir à l’avenir. Et je n’avais qu’une envie, sauter de la fenêtre mon journal fripé sous un bras pour la rejoindre.

Evidemment, c’est pas ce que j’ai fait parce que nous sommes tous des adultes responsables, enfin, je crois, et que nous devons participer à l’effort de la nation comme si on avait pas de passé, pas de désirs, pas de meurtrissures, rien. Alors j’ai relevé mon menton humide, je me suis fait un déca bien huileux et j’ai cherché un nouveau travail.

Je ne sais pas comment, aussitôt dit je me suis retrouvé dehors. J’avais descendu les sept étages de ma tour au pas de course dans une transe frénétique, en sueur, heureusement j’étais chaussé et j’avais passé une veste. Les jobs étaient décevants et j’avais sans doute eu envie de marcher un peu. Je ne sais plus quel écrivain qu’a dit que marcher ça permet de réfléchir. Et c’est comme ça qu’il a écrit un chef d’œuvre. J’en demande pas tant. Lisser les aspérités de mon humeur serait déjà pas mal satisfaisant.

J’ai patiné quelques centaines de mètres sur le trottoir lisse. Un marché s’étendait sous le ciel orageux comme pour se protéger du tonnerre. Avec des baraques en tôles, et des étals bien remplis ; et des tas de bacs plein de nourritures fumante. J’eus envie de goûter des accras, mais une bonne femme me héla tout à trac. Elle me tendait une roseVous voterez demain ?

— Y’a un vote que je lui répondis

Elle eut l’air soufflé par mon ignorance. Elle fit un pas en arrière. Comme si j’étais le diable en personne. Mais pas de signe de croix ce qui m’aurait pas étonné venant d’une propagandiste.

Elle m’apprit qu’on réélisait le maire. Pouvait-il arranger ma situation personnelle ? J’en doutais. J’étais embêté pour la femme car elle était jolie. Elle devait pas avoir plus de trente-cinq ans. Et c’était la première personne qui m’adressait la parole depuis des semaines. Du coup, j’empoignai sa fleur, je l’enfournai dans ma poche et je la quittai en prononçant ces paroles lourdes de sens :

— Merci camarade.

Je me résolus à rentrer. Et puis, comme par un coup du sort, je tombai nez à nez avec un poisson taille maousse. Son propriétaire roulait des yeux à la cantonade. Il me sourit :Vous avez eu le coup de foudre ? Dépêchez-vous. Mes maquereaux ont un succès fou depuis ce matin.
Ses maquereaux étaient pêchés de la veille entre la France et l’Angleterre, m’expliqua-t-il. Je sortis ma main de ma veste en cuir molletonné et la passai au-dessus de son corps luisant comme une diseuse de bonne aventure.

— Que faites vous ? Me demanda le chef poissonnier.

— C’est pour sentir les vibrations du poisson mort. Là, dans le creux de ma main.

Il fronça les sourcils mais j’avais pas peur du ridicule. Ça me faisait un choc. Je me rappelai soudain que j’étais encore en vie malgré le chômage, le deuil et la décrépitude.

J’achetai la bête. Elle me fut livrée telle quelle. Tête, écailles et nageoires inclus. J’attrapai le sac plastique que le poissonnier me tendait d’un air trouble et trottai vers mon 2 pièces. Dans l’ascenceur, je croisai ma voisine.Vous allez bien Monsieur Munc ?

— Très bien Madame Dupuis.

— On ne vous voit plus guère dans l’immeuble

— C’est que j’ai beaucoup à faire Madame Dupuis.

— Et qu’est-ce donc que cela ? Me siffla la vipère, en avisant le sac qui fleurait bon le poisson mort.

— Un poisson, Madame. Un poisson.

— Vous savez le cuisiner ?

L’ascenseur s’ouvrit au quatrième étage et se referma sur son gros dos bourgeois. Cuisiner, allons bon. Mes épaules eurent un mouvement de répulsion en pensant à Madame Dupuis, debout devant sa cuisinière en train de préparer des endives pour la venue d’autres vieilles le lendemain. Je restai coi, le poisson m’aurait reconnu comme son compatriote comme cela, devant le miroir de l’ascensceur et pendant ce temps limité l’engin m’emmenait toujours dans les hauteurs de la tour. Au 7ème je descendis enfin avec mon poisson et gaiement, j’ouvris la porte de mon petit chez-moi.

Je lançai à la cantonade :

— Me revoilà !

Evidemment, personne ne pouvait m’entendre. Je n’avais pas investi dans un animal de compagnie depuis mathusalèm. Je me surpris à penser qu’inclure un chat dans mon univers confiné pourrait être bénéfique. J’eus la vision d’un gros matou partageant un morceau de poisson cru avec moi, moi, son maître. Je plissai les yeux et sourit : le poisson. J’allais pouvoir m’occuper intelligemment.

Parvenu dans ma cuisine après un tour à l’évier de la salle-de-bain pour me laver les mains, j’étalai l’animal défunt de tout son long sur une plaque en bois. L’humidité du maquereau se mit à imprégner le bois et l’odeur du poiscaille s’invita dans l’air déjà moite de la pièce. Je sortis un couteau de cuisine. Le poisson me regardait de ses yeux étincelants. Avait-il quelque chose à me dire ? Il était cuit, fait, damné ; c’était sûrement pas le cas. Je lui donnai quelques secondes pour qu’il se décide à me parler, puis j’enfonçai la lame dans son corps visqueux. Avant de toucher le bois de la lame, je me ravisai. Il fallait faire les choses bien. Je filai dans le salon, une idée fixe pour étendard et j’allumai le magnétophone. Un peu de musique. Ça allait mettre de l’ambiance. En réalité je venais de lancer le disque préféré de ma femme.

Je retournai à mon chantier. Le poisson était toujours mort. Je le retournai, et décidai de rompre avec la stratégie qu’avait été la mienne, couper dans le tas sans réfléchir. Je le plaçai d’une main leste perpendiculaire à la planche en bois. On avait l’air beau, lui perdant quelques écailles au passage et moi commençant à suer sous cette manœuvre habile. Je le maintins en l’air quelques secondes, indécis, puis me saisis du couteau comme d’un sabre et le fendit de long en long. Il y eu un bruit de chair molle arrachée. Elle pendait, mais j’avais réussi à conserver la plupart de la chair à l’intérieur des deux moitiés de maquereaux. Le poisson resta silencieux. Ce maquereau a de l’allure, me dis-je, et je conçus un grand respect pour l’animal découpé. Son avenir reposait entre mes mains. Sur ces entrefaites je mis une casserole d’eau à bouillir, et dedans, je préparai une mixture d’argile.

J’avais à présent deux moitiés de poisson. Je soupirai d’aise : ainsi, par ma tactique martiale, j’avais réussi à doubler ma possession de poissons. Je possédais non pas une mais deux bêtes luisantes. Je songeai que les diamants eux aussi sont divisibles et que ceux qu’on achète dans les boutiques chic les jours fastes sont eux aussi des fragments. Ça les rend pas moins brillants. Et mon poisson luisait, comme un songe préservé par le sommeil. Son corps ouvert brillait, ses écailles scintillaient et j’eus envie d’en rester là, de l’encadrer et de le hisser tout en haut d’un des murs, pour montrer au fantôme de ma femme que j’étais devenu quelqu’un de sensible à l’art, et de contemporain avec ça.

Au lieu de quoi je me lavai les mains et mit le four en marche. Puis, délicatement, je coulai l’argile à l’intérieur de mes deux moitiés de poissons. Je fumai un cigare dans le salon en attendant que l’argile sèche. La musique de ma femme commençait à me courir sur le crâne. Je l’arrêtai et savourai le silence perturbé par ma respiration. Mon œuvre était relativement magnifique. L’argile avait recrée un masque de poisson et soudé chacun des grammes de chair de poisson les uns avec les autres. Je contemplai le masque et en caressai toute la surface apparente. J’avais ajouté dans l’argile un peu de plâtre et de colle ainsi que plusieurs ingrédients stupéfiants pour que le liant prenne et que l’emplâtre soit utilisable.

Le four tournait toujours à pleine puissance. Il commençait même à fumer. J’allumais le gaz. Je mis le masque sur mon visage en l’attachant d’un bandeau. De nombreuses portions de chair se détachèrent aussitôt et tombèrent sur le sol. Peu importe. Je souriais intérieurement. Mon cigare trônait sur la table du salon comme un surfeur sur une vague, isolé par le courant. Je rassemblai mon courage et descendit quelques étages. Puis, je sonnai chez elle.

Madame Dupuis hurla. Puis elle s’évanouit. Je pénétrai chez elle sans difficulté en l’enjambant. Il me fallait attendre que le four en haut fasse son effet. Je regrettai d’avoir oublié le couteau. J’aurais pu la découper, elle aussi. A présent, il ne me restait que mes mains pour en finir avec ce vieux dinosaure. Mais une fois chez elle, dans son canapé, elle balbutia :
— Visage… Visage…
— Je suis un poisson. Mon visage en est la marque ultime.
— Mais vous… Vous allez bien ?
— Excellement bien Madame Dupuis.

Je souriais sous le masque. L’horloge murale interrompait nos maigres échanges, tic toc tic toc. Je vis qu’elle voulut se lever, probablement pour appeler des renforts, mais je lui écrasai la main avant qu’elle ne puisse bouger le moindre de ses gros doigts. Elle eut l’air convaincu que j’étais fou. Cela me plut, et je résolus de la laisser tranquille ; de toute façon, le four était allumé, le gaz était allumé, ça n’allait pas tarder à faire boum. Je pénétrai dans son salon et ôtai mon masque. Là, j’aperçut un chat gros comme un dindon. Il me sourit, je lui souris, et cet échange d’amitiés me redonna pour un instant le goût de vivre. Madame Dupuis s’enfuit. Sans doute reviendrait-elle avec la police. Il ne nous restait, mon nouvel ami et moi, que quelques instants pour approfondir notre relation. Mais le chat me contourna en s’approchant. Et vint lécher le poisson. Le masque de poisson gisait sur le sol de l’entrée. J’en conçus une grande angoisse existentielle. Ainsi donc, nos relations ne sont-elles que le miroir de nos envies inconscientes, sans lien aucun avec le réel ni avec une quelconque affection supposée ? Je me mis à haïr le chat, comme je haïssais le monde, comme le monde me le rendait bien, mais déjà on sonnait à la porte d’entrée. Je pouvais entendre Madame Dupuis glapir, et d’autres voix masculines viriles mais soudain le plafond s’effondra sous la déflagration et engloutit les glapissements et les voix des flics. Quelqu’un viendra-t-il nous découper quand nous seront tous refroidis, étalés dans une chambre mortuaire ? Voilà ce à quoi je pensai dans un demi-coma, avant de m’effondrer sur le sol, la tête enfouie dans le poisson mort.

La fille faisait des mouvements élastiques autour du comptoir. Elle tendait sa machine aux clients d’un air pincé. Puis à chaque fois qu’un client tournait le dos, elle relevait le regard. Pour m’admirer, moi, tout seul, planté là, à l’autre bout de la salle. A un moment ça me démangeait trop, je me suis mis dans la file. Il y avait quelques vieilles, normal on était un lundi et en pleine journée ; les gens travaillent. J’ai attendu mon tour comme une otarie qui attend son poisson, et puis la marée humaine s’est dégagée devant moi. La demoiselle m’a joliment regardé, dans les yeux, le regard flambant neuf, un petit rictus à la commissure des lèvres. Et elle m’a asséné :

— Un pop-corn ?

Ça a un peu fissuré ma confiance en moi, j’ai failli la planter là et la laisser seule avec son petit manège. Elle ne savait même pas servir, elle se dandinait et n’arrivait pas à rassasier toute la file en pop-corn. Une incapable. Les gens lui jetaient des coups d’oeil appuyés. Ils voulaient pas rater leur film. On sentait une vague d’agacement planer comme une âme noire. Mais elle s’en souciait pas.

Mon cercle d’ami était comme un mauvais jeu de carte, truffé de brêles. J’avais que ça à faire en attendant, et j’ai fini par demander à la dame son numéro. Elle a rougi, a regardé par terre, puis elle a écrit quelques chiffres au dos de mon ticket. Mais ça n’était pas assez pour moi. Je voulais lui arracher la promesse de retrouvailles rapides. Alors je lui ai demandé à quelle heure elle en finissait avec les pop-corns.

— C’est pas bientôt fini ? a grommelé une des vieilles derrière moi.

La mégère agitait ses cheveux brillants et bouclés de haut en bas comme une possédée. J’ai pris peur un instant. Il vaut mieux ne pas répondre au Malin.

— Vous viendrez boire un coup ? J’ai demandé à la fille. Elle a rougi ce que j’ai pris pour un oui. La vieille râlait toujours. Son mari avait mis un bras sur son épaule, sûrement pour l’empêcher de me dévorer. Elle beuglait comme un âne.

Je suis parti sous un flot d’injures. Mais je m’en fichais, mon ami venait d’arriver. Le film était un enchaînement de plans bourgeois avec Elsa Zylberstein, je ne la supporte pas mais elle joue dans quasiment tous les films maintenant. L’autre rôle était tenu par un gars à l’air imbécile. Il postillonnait en donnant la réplique à Elsa, qui citait des noms intellos dans chaque scène pour montrer que son petit ami et elle avaient un certain niveau socio-culturel.

Après le cinéma, j’ai fait semblant de rentrer chez moi pour pas que mon ami se doute de quelque chose, puis je me suis assis sur une motte de terre, derrière le cinéma. J’ai allumé une cigarette, et j’ai fumé. Voir le soir tomber m’a donné le frisson. Le cinéma avait allumé ses lumières nocturnes, c’était joli, ça donnait une impression de chaleur humaine. Bien entendu c’étaient que des néons sans humanité. Je suis resté figé par la beauté mélancolique de tout cela. Puis vers les 22h, je suis allé chercher ma serveuse. J’ai appris qu’elle s’appelait Déborah, qu’elle habitait dans une ville pas loin. Et qu’elle avait un petit ami, mais pas tous les soirs. En l’occurrence j’étais tombé sur le bon soir. On est allé manger un steak derrière la nationale, et je l’ai écoutée me parler d’elle. Je pense qu’elle me voyait comme un sorte de pourvoyeur de steak, et c’est tout ; et cela m’ennuyait un peu, mais j’avais pas vraiment le choix. J’ai fini par lui caresser la joue, elle m’a regardé et elle m’a demandé :

— Tu fais quoi dans la vie.

Mon malaise à cette question date des années 1990. Cela fait dix ans que j’essaie de percer comme acteur. C’est pour cela que je vais au cinéma. J’essaie de m’imprégner de l’écran, de ce que je vois défiler devant mes yeux. Moi, j’avais pas choisi l’art, c’est l’art qui s’était imposé à moi. L’art m’avait attrapé comme une proie facile. Moi ma véritable vocation c’était pas cela, je voulais être flic. Enfin maintenant il fallait bien me faire une raison. Mais je ne pouvais pas lui dire cela. C’est pour cela que dans le petit restaurant, pendant que le vent soufflait par une porte mal fermée, j’ai prononcé ces mots cuisants de vérité devant Déborah :

— Je suis policier.

Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi de dire cela. D’habitude quand j’emmène des gamines boire un verre, je suis acteur. Artiste presque pas anonyme, bientôt connu, à peu près aussi sexy que leurs grands-mères.

— Mon oncle est policier.

Déborah a souri et ses dents ont révélé un petit défaut de fabrication. Je sentis que j’allais tomber amoureux d’elle. Dans un geste prémonitoire, j’ai agrippé ma fourchette je l’ai serrée fort jusqu’à en avoir mal. J’ai tracé un signe de croix sur la nappe blanche. La nappe s’est un peu déchirée, ma résistance a cédé, et je l’ai tirée de ce restaurant mieux. On a écumé quelques rues à la recherche d’un bar. Et puis finalement on a fini chez moi. Je pourrais vous décrire les quelques heures d’après mais vous m’en voudriez. Je suis encore pas mal pour mon âge, le nez peut-être trop arrondi, quelques points noirs mais je suis un tombeur c’est peut-être d’ailleurs pour cela que je veux être acteur. Je peux jouer n’importe quel rôle.

Le matin est venu. Déborah a dû partir. Le cinéma ouvrait. J’ai pas essayé de la retenir mais je lui ai arraché la promesse qu’on se reverrait. Elle m’a souri. C’était pas le même sourire que la veille, y’avait eu une évolution funeste, son sourire n’avait plus rien de charmeur, il était rempli de pitié. Elle est partie en me lançant cette phrase assassine :

— Ton appartement ressemble pas à celui d’un flic. D’un chômeur, peut-être.

J’ai pris conscience que ma garçonnière était du genre miteuse, avec des trous dans à peu près tous les parquets. Et la poussière en état comateux sur quasiment tous les revêtements de meubles. Je me suis senti angoissé. Je ne reverrai plus jamais Déborah je me suis dit. Alors j’ai encore menti pour le bien de notre avenir commun à elle et moi. Qui sait nous ferions sans doute un beau couple, et quand j’aurai passé un anneau à son doigt diaphane, elle oublierait sûrement mes mystifications. C’était pour la bonne cause, pour son bien à elle aussi, petite distributrice de pop-corn au regard distrayant.

— Je déménage bientôt.

Mon ami est passé me chercher deux heures plus tard, et on a passé une demi-heure à l’hôpital. Je fais le clown devant des malades. J’anime une petite troupe d’acteurs qu’essaient comme moi de percer. On tente quelques trucs idiots devant les gosses. Pas de nez rouge, pas de perruque non plus, on est des clowns au rabais. Pas de déguisement qui tienne, l’hôpital pour lequel on trime a pas voulu. Juste notre talent, nos sourires figés dans l’air confiné des chambres et notre volonté de fer. Je dirais pas que ce travail donne du sens à ma vie, puisque ma vie a perdu à peu près toute signification correcte depuis un moment, mais il lui donne un air de cohérence. Et puis il m’oblige à discuter avec d’autres êtres humains que mon reflet sur le frigo. J’ai une certaine tendance au narcissisme. Cela me vient de mes années de jeunesse je crois.

Sur le chemin du retour, il y a toujours un camion qui vend des poulets. En général, je n’y prend pas garde. Le gars du camion me hèle pourtant. J’aperçois sa longue barbe noire émerger du camion blanc, et je passe comme le vent, insensible à l’odeur de chair de poulet brûlé. Insensible à cette merveilleuse odeur de pommes de terre cuites dans le jus du poulet.

Cette fois j’ai acheté un poulet. C’était un des poulets que le gars n’avait pas encore eu le temps de cuire. Il trônait dans l’arrière-boutique comme un président de la république à un dîner officiel. Gras, luisant, et plein d’ambition. J’ai demandé au gars si je pouvais l’avoir. Il me l’a fait deux fois au prix. Mais tant pis j’avais mon poulet. C’était tout ce qui comptait. Je suis rentré jusqu’à mon appartement miteux en pensant à Déborah. J’étais quasiment amoureux d’elle. Je faisais balancer le sac en papier qui renfermait mon poulet d’avant en arrière. Je me dandinais dans la rue, un pas après l’autre, comme un militaire de première classe. Hop là. Je suis rentré chez moi et la première chose que j’ai faite ça a été de libérer le poulet mort du papier qui l’entravait. Je l’ai placé sur le plan de travail de ma cuisine, puis j’ai été chercher un gros couteau. J’ai allumé la radio. C’était la météo. Alors j’ai changé la fréquence et j’ai mis le son assez fort. Tant pis pour les voisins, et j’espère que tu aimes ça, le rap, poulet. J’ai aussi sorti une motte de beurre. Je l’ai disposée en face de la bête. Ensuite j’ai fait deux entailles à l’animal mort pour placer le beurre à l’intérieur. Mais avant de pouvoir oindre ma volaille, une chose insensée s’est produite : j’ai entendu un gémissement.

Le poulet gémissait. Il appelait depuis son trépas. Il m’enjoignait de l’épargner. Je me suis dit que c’était une mystification pleurnicharde de sa part, et j’ai à nouveau attrapé mon couteau. A ce moment-là, le rap à la radio s’est mis à grésiller. A la place, j’ai entendu la radio faire un bruit de poulet. Cot cot cot dans toute la pièce, et moi je me suis paralysé. Raide figé, incrédule. J’étais soufflé par ce qui se produisait. Il m’en a pas fallu long pour comprendre que mon poulet souhaitait pas que je l’enfourne. Il ne voulait pas que j’en fasse mon déjeuner. Je suis pas quelqu’un de rapide. Mais le poulet avait été relativement clair. J’ai tapé du poing sur la table et j’ai serré les dents. Une serveuse passe encore, mais un poulet, ça non. Je n’allais pas me faire diriger comme cela. J’ai pris le couteau, et j’ai planté le poulet dans le ventre. Radical. Alors j’ai entendu ting ting ting et là une floppée de perles s’est mise à couler du trou. J’étais ébouriffé par l’absurdité de la scène. Moi l’acteur misérable, héros d’un conte improbable avec un poulet qui se la jouait corne d’abondance ? J’ai ramassé les perles et j’ai pensé au nombre de perles qu’il me faudrait revendre pour m’acheter un appartement digne de Déborah. Puis j’ai réfléchi plus posément, et j’ai retailladé mon animal mort. Il avait pas bougé d’un pouce. J’avais une poignée de perles dans la main gauche et le couteau dans la main droite. Mais cette fois-ci, pas de perles. Par contre, le poulet s’est remis à gémir.

C’est à ce moment-là que je me suis dit qu’il fallait impérativement que j’établisse un moyen de communication fiable entre le poulet et moi. J’ai été voir sur mon ordinateur, si y’aurait pas un site spécialisé. Mais Internet n’a rien donné. Les sites d’éleveurs parlaient pas de volailles zombies. Ni de poulets dans lequel on aurait dissimulé des perles. Et là ça m’a frappé. Le poulet n’avait jamais gémi. Mais quelqu’un avait évidé la bête, et l’avait fourrée aux perles. Et qui que ce soit, ce devait être aussi humain que moi. J’en ai perdu toute confiance en l’humanité.

J’ai pris les perles, je les ai mises sous enveloppe. Puis, j’ai replacé délicatement le poulet toujours gras et luisant dans le sac en papier. Je suis sorti de chez moi. Je n’avais plus envie de jouer la comédie. Je suis passé au cinéma mais Déborah manquait à l’appel. Alors j’ai laissé l’enveloppe contenant les perles avec son nom dessus. La fille à qui j’ai donné l’enveloppe a eu l’air jalouse. Du coup j’ai insisté plusieurs fois. La lettre devait arriver à Déborah et à elle seule.
Après je suis retourné fumer derrière le cinéma. J’avais toujours mon poulet mort dans la main. Je me suis affalé sur la motte de terre, et j’ai fumé, pensé, fumé, et puis je suis descendu un peu en contrebas. Il y avait un ruisseau. Je me suis déshabillé. Le soir commençait à tomber et personne n’arrivait. Alors j’ai marché, nu avec le poulet, en pensait à la joie de Déborah lorsqu’elle verrait les perles.

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