La honte (Somalie)

Seul le corps entre au tombeau. Le cercueil ici ne sert qu’à transporter le défunt. En observant le voile blanc sur le cercueil, je me demande si je serai le prochain. L’épidémie ne laisse pas de doute, Kaahin ne sera pas le dernier d’entre nous à quitter le pays du soleil et de la lune.
Innadeer (Cousin paternel), dis-je assis sur un tapis rouge élimé. Qui sera le prochain ?
Mon cousin reste mutique. Il attrape une grappe de raisin et me caresse la joue. Un oiseau noir vole dans la pièce.
— Tu collectionne toujours ces volatiles ?
Il hausse les épaules. C’est l’heure de la prière. Une fois notre devoir envers Dieu accompli, nous sortons sur le pas de la maison.

Les piliers et arcs en bois d’acacia de l’aqal (habitation) reflètent les rayons du soleil.
J’entends une flûte de berger. C’est le plus jeune fils de mon cousin, Jiilaal. Le garçon marche vers nous, ôte la flûte de sa bouche et se met à mâcher une feuille de khat. Je tremble, il y a un peu de vent. Les feuilles de khat ont un effet euphorisant. Et effectivement, le garçon ne peut se contenir en nous voyant :
—Oncle, dit-il s’adressant à moi. Je vais me marier !
Je baisse les yeux, moi qui ai échoué à mener une vie rangée. Je félicite mon neveu et je brûle mes yeux en épiant le soleil couchant, dont la lumière encore violente purifie mon regard.
— Tu as rencontré ta fiancée ?
Il agite latéralement la main (ce geste signifie « non » en Somalie).

Je me couche en observant les étoiles. Je suis sur le pas de ma maison où j’ai installé une natte. On sent le sorgho depuis la maison d’en face. Ayah (la divinité de la lune) éclaire mes paupières à moitié entrouvertes. Je m’endors. Je rêve de Mussolini et des armées italiennes. Des guerres claniques qui ont sévi sur mon pays. Il me semble que des gouttes de sang déferlent sur mon rêve et sur notre histoire.

Je me réveille vers cinq heures pour observer la prière. Dire que « somali » viendrait de « soumahé », un mot qui signifie mécréant. Puis, je m’étire. Les teintes rouges et or du soleil brillent sur la terre aride.

Je suis convoqué dans la maison du chef du village. Il me demande si je vais bien, puis d’un air inquiet, me montre un groupe d’enfants qui jouent devant sa maison.
L’endroit sent l’encens et la myrrhe. Je lui demande pourquoi il prend cet air affolé.

— Tu as commis un crime. Les gens disent que tu es venu ici tuer à nouveau. Nous ne voulons pas de toi ici. Va-t-en !

Been fakatay runi ma gaadho (La vérité ne peut rattraper un mensonge qui s’est répandu). Alors je pars.

Je prends le bus jusqu’à Mogadiscio. Je pars en exil. Ibn Battuta, le grand voyageur arabe était dit-on si surpris par la magnificence de notre capitale, qu’il en a exagéré la hauteur de ses bâtiments. Depuis 2006, les seigneurs de la guerre, qui occupaient la ville, l’ont désertée. La BBC décrit désormais Mogadiscio comme une « ville fantôme ». Le dernier maire a été tué dans un attentat-suicide mené par sa conseillère, aveugle, qui était une taupe des shebabs.

L’aéroport Aden Adde envoie des salves de machines ailées blanches au-dessus de l’océan.

Je vais retirer de petites coupures à la Somali Bank. L’air marin emplit mes narines. Soudain, je la vois, elle s’appelle Nasira, c’est ce que dit son badge. Il me semble soudain que la terre tremble sous mes pied. Elle porte un uniforme bleu et un chapeau assorti. Mais il n’est pas ordinaire pour un homme ici d’adresser directement la parole à une jeune femme. Je me présente tout de même au comptoir et lui demande d’une voix calme de changer mes dollars en shilling somalien.  Elle lève sur moi deux yeux pareils à des diamants noirs.

Puis je marche dans les rues poussiéreuses de la capitale. Le bruit des camions ne m’est d’aucun secours ; je n’ai plus que sa voix dans le cœur et dans la tête. La flèche la plus ciselée a transpercé mon âme séchée par le désespoir. Je pense aux coups de bâton de la prison et aux séances d’électrocution et je ferme les yeux. Le soleil semble sourire de ma misère.

Trois ans de geôle m’ont rendu plus timide qu’un nuage. Je me hâte dans un petit restaurant dans lequel je mâche un suqaar (plat de viande coupé en petits morceaux)

Assalamu alaykum (la paix sur vous) me dit le serveur en me tendant une assiette joliment préparée.
Assalamu alaykum

Je n’ai pas l’air d’un criminel. Pourtant, s’il savait pourquoi j’ai été incarcéré, il aurait peur de moi. Je pense au visage de Nasira. Je n’ai aucun droit sur sa vie. Je sors mon téléphone de ma poche et passe toute l’après-midi au fond du restaurant, à retrouver la jeune femme, dont j’ai lu le nom de famille sur son badge, sur les réseaux sociaux. Elle a l’air sociable. Elle semble heureuse. Je me demande ce que je viendrais ajouter dans sa vie. Les odeurs de mouton grillé du restaurant finissent par me donner la nausée.

Dans la petite chambre que je viens de trouver, il y a un ventilateur qui fait un bruit d’enfer au plafond. Je suis en chemise blanche, trouée sur le côté, en sueur, bien qu’il fasse plus frais que dehors. Les bruits d’un match de football me parviennent de la chambre voisine. Je pense à Nasira. Je pense à mon passé. Les deux sont-ils inconciliables ? Même si je parviens à attirer l’attention de la jeune femme, ici les mariages sont l’affaire de deux familles. Il est probable que je ne l’épouserai jamais.

Les jours suivants, je passe et repasse devant la Somali Bank. On entend la radio les informations donnent des nouvelles de l’étranger. Elle fait de grands gestes de la main pour appeler sa supérieure qui lui tend une brochure. J’aime son regard quand elle se concentre. Si je traîne trop dans les environs, je risque d’être rattrapé par la police et par mon passé.

Alors je sors dans la rue en pleine nuit, poussé par le vent de la liberté. Il ne me reste sur terre plus de patrie, plus de liberté d’espérer, mais il me reste ce désir de voyager.
Je me fraye un chemin à travers les rayons de lune. La nuit est aussi dense qu’une tasse de café turc. Sur la plage, je fais signe à un paquebot. Ses lumières éclairent la noirceur des vagues. Je me jette à l’eau. Je nage dans sa direction. Une demi-heure plus tard, je réalise que je ne l’atteindrai jamais, que je vais me noyer ici. Je sombre. Quelqu’un me tire par les épaules. C’est un pêcheur, qui m’a aperçu dans l’obscurité. Je le remercie en balbutiant. Il fait partie de l’ethnie Rahanweins de Haute Juba. Il m’apprend qu’il vient d’enterrer sa fille « sinon, je l’aurais donnée à un solide gaillard comme toi », dit-il en me dévisageant dans le clair de lune. Il sort une thermos usagée d’un grand sac noir posé contre la cale. En me tendant un peu de thé, il continue à me raconter son histoire :
— J’aimais une femme, mais un beau jour, elle a disparu.
— Disparu ?
— Pffuiit. Plus de traces de ma promise. Pour moi, ce fut comme si toutes les étoiles s’étaient éteintes d’un coup.
— Elle est peut-être partie avec un autre homme ?
— Comment ça ? C’est impossible !
— Et pourquoi ?
— Mais parce qu’elle était aveugle, sourde et muette !
Le vieux a l’air un peu fou. Une fois qu’il me ramène a terre, je prends mes jambes à mon cou. Le matin est en train de frapper à la porte de la nuit. Une longue course plus loin, me voilà hors de la vue de l’océan. Je juge bon de retourner voir Nasira une dernière fois pour baigner mes yeux dans l’océan de sa beauté. Je repense à ses photos sur les réseaux sociaux. Alors, l’envie me prend à nouveau de commettre un meurtre.

J’attends la femme que j’aime le soir suivant caché derrière un mur de la Somali Bank. Mon cœur bat la cadence de l’amour. Je regarde droit devant moi un journal que je fais semblant de lire. Elle finit par sortir, sans être accompagnée. Je la suis à bonne distance. Elle ne me remarque pas. La nuit tombe peu à peu sur nos cous éreintés. A un moment, elle s’arrête dans une rue déserte, et fait mine de chercher dans son sac. C’est le moment. Je m’avance vers elle quand soudain, un bruit me fait sursauter. Un autre homme a eu la même idée que moi, l’aborder quitte à risquer son honneur, commettre un crime de moralité. Mais cet homme là semble bien plus malveillant que moi. Il se dirige vers elle, lui adresse quelques mots. Elle fait quelques pas en arrière, et essaie de se raccrocher au vent. Elle tombe et je me rue sur l’inconnu pour le faire fuir.

Elle me remercie comme si elle ne m’avait jamais vu. Mon cœur se serre. Elle griffonne quelques mots sur une carte de visite, qu’elle me tend en baissant les yeux.
— Vous viendrez nous voir, me dit-elle. Ma famille voudra vous remercier.
Je tergiverse deux jours durant. Mes joues sont encore en feu après notre brève rencontre. J’ai été un idiot sur toute la ligne. Je ne suis pas digne de faire la connaissance de sa famille. Certes, je lui ai peut-être sauvé la vie, mais… Je suis un imbécile. Je l’ai traquée à travers la ville comme un animal affamé. Voilà ce que je suis, un animal !
Le surlendemain, je frappe à la porte de la famille de Nasira, au sixième étage d’une lourde tour. C’est la jeune fille qui m’ouvre.
— Entrez, je vais préparer le thé.
J’apprends qu’elle est encore étudiante, et travaille à la Somali Bank pour se payer ses futurs frais d’inscription en économie. Elle est plus jeune que je ne le pensais. J’ai peine à garder les yeux ouverts, je voudrais arrêter de sourire mais je ne le peux pas.
Le frère de Nasira me dit gentiment que je suis un héros.
— Je passais par hasard dans la rue, je m’empresse de lui dire.
— Un autre homme n’aurait pas agi de la sorte.
Je ne vois que le père, le frère et ma jolie banquière. Mais un instant plus tard, la mère de Nasira entrouvre les rideaux en perle qui séparent la cuisine et le salon et nous rejoint.
— Je suis heureuse de faire votre connaissance. Nous avons craint que vous ne vous décidiez pas à venir. Etes-vous marié ? Dans quel secteur travaillez-vous ? Vous êtes de quelle ville ?
Je lui raconte mon passé, en omettant les trois années de ma vie que j’ai payé à expier un meurtre. Mon cœur se serre en pensant que s’il connaissaient ma honte d’avoir été emprisonné, ils me chasseraient de chez eux.

Je rentre dans mon logement le cœur lourd. Je suis ployé par la honte, et toujours amoureux de Nasira. Assis en tailleur sur mon lit, j’ai des visions, et, comme la foudre s’abat, la mémoire me revient subitement. Je me revois en train d’assassiner l’homme a violé et tué ma sœur. Le couteau plongé sur sa gorge, je me vois en train de rendre moi-même la justice. Si ma sœur était encore là, rien de tout cela ne serait arrivé. J’ai honte d’avoir fait couler le sang en son nom. J’ai encore plus honte de ne pas avoir pu la sauver ; je suis un incapable, je suis indigne de vivre et d’aimer. Le matin surveille mon front pâle, je n’ai pas dormi de la nuit.

Il y a une violence dans l’amour, que les personnes tranquillisées par le mariage ne peuvent comprendre. Mes yeux sont emplis du regard de Nasira ; j’ai du mal à respirer depuis hier et je ne dors plus. Comment faire pour la revoir ? Je continue à épier sa vie sur les réseaux. Je lui envoie une invitation sur facebook, qu’elle accepte aussitôt. Dois-je lui parler ? A quoi tout cela servira-t-il ? Mais c’est la jeune fille qui m’envoie la première un message :
— Voulez-vous dîner chez nous ce soir ? Ma mère vous invite.

J’apprends le soir que la mère travaille, elle est enseignante. Le père est dans la banque, lui aussi. Ce n’est pas une famille traditionnelle, pourtant s’ils connaissaient mon passé… Je transpire. Je bois un peu du thé que me tend sa mère. Je lui demande si elle et son mari sont de Mogadiscio. Alors, elle me raconte son histoire :
— Je vivais dans un village du nom d’Egoyé, sur la rivière Shabellé. Un jour, je suis tombée amoureuse d’un homme qui n’était pas de mon milieu. Je ne pouvais plus vivre sans penser à notre union. Mais j’avais honte de mon origine. J’étais déjà promise à un autre homme, un pêcheur, comme mon père. Les fiançailles étaient sur le point d’avoir lieu. Je suis allée trouver l’homme que j’aimais et je l’ai demandé en mariage. Il a eu un air dubitatif, il a regardé les nuages et m’a conseillé d’accepter l’union que mes parents m’offraient.
J’acquiesce, pour montrer à mon hôtesse que je l’écoute avec attention. Elle reprend :

— Le soir même, poussée par le plus ancien des sentiments, malgré ma honte de trahir mes parents, j’ai imaginé un stratagème.
Je souris. Il me semble que je n’ai jamais entendu histoire plus extraordinaire. Et pourtant, il me semble que j’ai déjà… Je la coupe aussitôt :
— Vous vous êtes fait passer pour une jeune fille sourde, aveugle et muette ?
— Exactement. Quand mon prétendant est entré dans le salon, il n’en revenait pas. Malgré mes différents handicaps, je servais tout de même le thé avec grâce et en souriant de ma duplicité. Il n’a jamais su le fin mot de l’histoire, parce que…
— Parce qu’il est tout de même tombé amoureux de vous et vous a demandé en mariage.
— Il paraît qu’il en est devenu fou. Je me demande ce qu’il est devenu.

Je pense à la barque du pêcheur qui m’a sauvé la vie, à son regard énigmatique en me contant la même histoire. Je baisse les yeux et observe un clou de girofle qui flotte dans la crème de lait. Alors je souris à mon hôtesse. Nasira a l’air heureuse. Je comprends que l’histoire de la mère est peut-être inventée, mais que ce n’est pas une coïncidence si je l’ai entendue deux fois ces dernières semaines.

Je rentre chez moi ivre de bonheur. Ma honte a disparu en écoutant celle d’une autre personne. Je m’assieds délicatement sur la plage devant l’Océan Indien. Le soir tombe en drapés lourds et obscurs. Ainsi, nous ne sommes que des hommes, avec les mêmes passions irraisonnables.

Quand la tombe ensevelira mon corps, je ne veux pas que l’on se rappelle d’un homme qui a courbé le dos devant son destin. Je veux qu’on dise que j’ai été braver le plus violent des Dieux, que je l’ai mis à terre car j’avais compris que si l’homme peut vivre sans passion, il ne peut vivre sans la conscience de sa dignité.

Le jour même, je suis rentré au village de mes ancêtres. Jusqu’à ce que le vent m’emporte, j’essaierai de rétablir ma réputation aux yeux de mes ouailles. Je vais tenter l’impossible et décrocher des larmes à la lune d’acier flamboyant qui unit le matin au soir. Un jour, peut-être, je repartirai en bus chercher la femme que j’aime. J’aurai vieilli alors, elle me regardera différemment, comme si j’étais un ange ou un présage, et elle mettra sa main dans la mienne.

Nous marcherons le long de l’Océan Indien, comme d’autres l’ont fait avant nous, jusqu’à ce que les erreurs de nos passés ne soient plus que de lointains roulements de tambour dans l’obscurité.

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