Incendie au Berghain

Berlin est connue pour ses clubs. Je me regarde dans la vitre d’une voiture. Pas mal. Je respire l’odeur qui émane de ma chemise. Pas trop gênant. Puis je me peigne avec la pluie et mes doigts trempés. Je suffoque dans cette ville. Je veux allumer la nuit, danser jusqu’au jour, je veux qu’on me laisse faire l’amour à ma capitale sous les projecteurs les plus intenses.

Je suis devant la gare Ostbahnhof. Les anges passent comme des jeunes filles, je ne sais plus où je suis, en enfer ou au paradis. Le ciel a sombré dans un mélange de couleurs mortuaires. Les étoiles se réverbèrent dans les caniveaux. Plusieurs clochards rangent leurs seringues. Je fais quelques pas de gigue en priant en mon for intérieur le Dieu des SDF pour qu’il me laisse entrer au Berghain. Le club sélect de Berlin est situé près de la gare. Je me penche vers un rétroviseur de voiture pour regarder successivement mes dents, puis mon visage blafard. Je suis joli garçon pour un va-nu-pieds.

La centrale électrique qui abrite le club est illuminée par des pancartes lumineuses. Quelques guirlandes multicolores pendent sur les murs comme des présages de fêtes endiablées. Un vigile qui ressemble à mon oncle Dadaf me reluque. Je hausse les épaules et me cale dans la file d’attente, derrière un couple qui se touche gaiement. La nuit s’est éclipsée sur la pointe des pieds. L’atmosphère est ouatée et fière. Les filles sont juchées sur des talons elles font toutes au moins 1m82. Je sifflote en regardant le trottoir dépressif devant le club. On entend les éclats de techno minimale depuis le bâtiment qui tremble.

Je rentre comme une carte de crédit gold dans le Berghain. Personne ne suspecte que je suis un pauvre gars qui a économisé plusieurs jours pour se payer l’entrée. Je me fonds dans la foule qui danse. Par-là, encore par-là. 1500 personnes se déhanchent sur la techno. Je monte les quatre étages du club jusqu’au Panorama Bar. Je crois plusieurs filles qui haussent les sourcils d’un air séduisant en me toisant. Je leur touche le bras, mais elles s’évaporent dans la foule comme de la sueur sur la piste de danse.

Je suis en transe. Je danse comme s’il s’agissait de mon dernier soir sur terre. Mon corps fusionne avec le rythme de la musique. Mon front dégouline de chaleur, mes yeux sont vitreux, happés par le sol sur lequel roulent des verres à pied. Je me heurte à plusieurs personnes. Je décide de faire une pause aux alentours des trois heures du matin.

Assis sur un sofa en velours, j’entame la discussion avec une fille. Elle me parle de son amour pour la guitare, mais je ne l’entends pas, je n’écoute que la musique de ses yeux, qui fait danser ma poitrine. Je lui caresse la main, elle ne la retire pas. Nous nous regardons, hantés par la musique autour de nous, puis nous nous embrassons. Elle finit par me laisser là, au son de la techno, heureux et fier comme un paon, à rêver de soirées qui ne finiront jamais. Mais un peu plus tard, je la vois revenir accompagnée d’un jeune gars qu’elle tient par l’épaule.

Je sors une cigarette de ma poche, on a pas le droit probablement, mais qu’importe. Je jette le mégot encore brûlant dans un coin de la pièce. Soudain, c’est l’embrasement. Je vois les rideaux d’un coin de l’étage prendre feu. Je suis paralysé. Je ne veux pas qu’on m’interroge. Je me revois dans le commissariat de Kreuzberg à répondre aux questions insistantes des policiers. Avez-vous vos papiers ? Alors, je reste immobile comme une lune de sang. Les jeunes gens continuent leur manège, à tourner les uns autour des autres comme des toupies affolées par l’amour et la vie.

Et puis, le feu progresse. Il consume le bas d’un rideau, puis le bois du plancher tout autour de nous. Une jeune fille qui ne doit pas être mineure, marche sur une flammèche. Elle se retourne vers moi. J’ai l’air coupable d’un vaurien qui vient de commettre son premier crime. Je lui chuchote de ne rien dire, mais elle se penche vers son petit ami. Lui avise les flammes. Le couple essaie d’éteindre les flammèches en jetant leurs verres de champagne dessus, mais cela ne fait qu’aviver le feu.

J’hésite à débarrasser le plancher, à me disperser à nouveau dans la nuit anonyme. Mais je reste là à suffoquer comme une locomotive au fur et à mesure que les flammes grandissent. Le paradis est en train de devenir un enfer, et personne ne fait rien. Pas même les vigiles qui ont été prévenus de l’incendie. Je demeure là, planté comme un poteau télégraphique, à me consumer. La chaleur augmente peu à peu. Mes mouvements ralentissent. Je n’arrive plus à détacher mon regard des oscillations du feu et du bleu nuit qui couronne les flammes.

Les jeunes ont été évacués du Berghain. La techno vient de s’arrêter et a été remplacée par le craquètement du bois. Un pan de mur vient de se détacher, entièrement consumé. Quant le feu a atteint le bar du deuxième étage, les flammes ont recouvert toutes les bouteilles et se sont subitement développée en un gigantesque incendie. Je pense qu’on peut voir la fumée de tout Berlin. Les promeneurs, les touristes, doivent avoir arrêté leurs vélos dans la brume de la capitale, pour observer la tragédie. J’imagine leurs regards inquiets, leurs mains en visière sur leurs front.

Quant à moi, perdu dans la contemplation de la flamboyance devant mes pupilles désertées par l’avenir, je demeure là à attendre qu’on vienne me chercher. Soudain, une fenêtre s’ouvre et à travers les flammes, je vois la silhouette ombreuse d’un pompier fendre la fumée jusqu’à moi. On m’agrippe, on me hisse sur des épaules musclées, on me sort du capharnaüm. Je suis transporté jusqu’aux trottoirs humides devant le Berghain. Quelqu’un me parle. J’étouffe, je tousse, je ne suis pas mort. Qu’on vienne me dire que c’est moi qui ai mis le feu au club sélect de Berlin. Qu’on vienne me dire qu’en plus d’être pauvre, je suis un criminel puisque j’ai tué la nuit agitée de la capitale, puisque j’ai fait s’enflammer les pistes de danse. J’entends encore la techno résonner à travers les flammes.

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