Sargyn (Sakha de Iakoutie)



Mes lèvres sont gercées. Je marche à travers les rues déblayées. Je n’ai qu’une idée en tête, retrouver Sargyn au milieu de la fête et de la foule. Aujourd’hui c’est la grande fête de l’Yhyakh. Je suis amoureux de la jeune fille depuis dix ans, mais elle ne m’a jamais rendu mes regards enflammés. Si je la retrouve, j’essaierai de l’embrasser.

La Iakoutie fut le lieu d’exil des tsars. C’est l’endroit le plus froid de la planète. On atteint facilement -70° C. La taïga s’étend en vagues bleues autour de la ville.

On entend des clameurs s’élever au-dessus des bâtiments dans plusieurs endroits de la ville. Le mois d’avil est surnommé ici muus ustar yja « le mois de la débâcle ». La glace fond et les fleuves gonflent.

Ce soir, les nuages gris défilent de plus en plus vite, comme s’ils partaient à la guerre. Je serre les poings et je rougis. Sargyn vient de passer, ses cheveux noirs tressés. Elle a comme une fleur bleue dans le regard. J’avance jusqu’au groupe des filles et je leur souhaite une bonne soirée. Elles me rendent à peine mon salut. Je m’éclipse, tremblant. J’enrage d’être parti si vite.

Je m’appelle Altay. J’habite Irkoutsk, à 4900 kilomètres de Moscou. Ma ville est reliée à la capitale russe par une route postale sibérienne créée par Pierre le Grand. Le développement des goulags en Sibérie a provoqué une croissance rapide de ma ville sous Staline.

J’habite dans une région où les fleuves sont longs comme le cours d’une vie bien vécue. Les aviateurs qui nous survolent sur des milliers de kilomètres de glace repartent chez eux avec l’idéal de la beauté ancré dans leurs pupilles désormais hantées par la Iakoutie. Ils n’arrivent plus à serrer leur femme une fois à terre, tout leur semble fade. Ils n’espèrent plus que de repartir voler au-dessus des milliers de kilomètres de fleuves blancs.

Vivre ici, c’est serrer le bras de la mort à chaque instant. C’est l’accompagner à cheval dans les paysages glacés, ivre de beauté et de danger. Tout cela à cause du froid pétrifiant. A Iakoutsk, on a installé de grandes patinoires sur lesquelles des stroboscopes envoient des éclats d’or bleutés.

Je m’en veux tellement de ne pas avoir parlé à Sargyn. Ce soir je vais boire ma solitude sur les bords de la Léna. Notre fleuve prend sa source à quelques kilomètres du lac Baïkal. J’emporte un peu de vodka et le souvenir de Sargyn dans mon sang puisque je n’ai pas été assez courageux pour l’embrasser.

Iakoutsk, capitale de la République Sakha, plus connue sous le nom de Iakoutie, est une ville ultramoderne. Les grosses voitures tout terrain coréennes et japonaises roulent sur les trottoirs jaunis par l’urine des chiens. Mais les bâtiments aux murs de verre brillants côtoient aussi des bâtisses plus traditionnelles.

Ytyk Khaïa, l’honorable montagne dans mon dos, je marche sans but. J’entends un algys, un chant d’éloges aux esprits résonner dans mon cœur. Sargyn, pourquoi ne m’aimes-tu donc pas ? Je vais boire à ta santé sur une des îles de la mer des Laptiev.

En avril, la couche de neige fond. Ici, l’hiver dure de six à huit mois. Le vent provoque toujours des chutes de neige à cette période de l’année. La Iakoutie a un climat plutôt sec. C’est l’absence de vent qui, en avril, permet de supporter des températures très basses.

Le brouillard est dense dans la ville. Les pots d’échappement des voitures crachent du dioxyde de carbone qui se mélange à l’air glacé. Comme on dit chez nous, « chaque lieu possède sa légende ». Ce soir, je vais créer notre légende, pour Sargyn et pour moi. Ma main crispée sur la bouteille de vodka que je porte à ma bouche, je regarde au-delà du brouillard le soleil éclater d’une joie tonitruante. Il me lance des clins d’oeil lumineux. Je me mets à cracher en sa direction et baragouine quelques insultes en direction d’un groupe de passants. Je suis déjà sensiblement éméché.

Voici un scooter sur lequel le propriétaire a laissé une clef. Je me sens comme l’indigne Onokhoï, le fils du seigneur Djougoun qui fut le renégat le plus aimé de Iakoutie. En m’éloignant de la ville sur le scooter volé, j’ai l’impression que les mélèzes me font une haie d’honneur. Sargyn, que fais-tu, avec qui te trouves-tu ? Je gare ma moto près d’une station-service à côté d‘un parking isolé.

Il y a un étang plongé dans l’obscurité. Je ne sais pas nager, comme souvent les Iakoutes, bien que nous soyons de bons pêcheurs. Je descends un petit escalier en bois en mauvais était et m’assieds en contemplant l’eau stagnante. La nuit m’offre un asile impromptu. Une kytalyk (grue blanche de Sibérie) vole au-dessus de la mare. Elle a la pureté du regard de la femme que j’aime. Je me sens apaisé. Les grues sont une espèce rare. Elles passent l’hiver en Chine sur les rives du fleuve Yang Tsé et viennent à cette période de l’année nicher dans notre contrée. Peut-être est-ce la présence d’un sülüükun (esprit des eaux) qui me rassérène ?

En quel animal me changerait une fois que la nuit glacée m’aura transporté dans le tombeau ? J’aimerais devenir une martre ou un renard bleu. Ou un élan, pour parcourir la forêt en trottinant gaiement. Alors que j’imagine la majesté de mes bois, une nuée d’insecte me réveille de ma torpeur. L’air s’est sensiblement refroidi, il ne doit pas être loin de minuit. Je tends l’oreille. On entend la clameur de la ville. Au loin, un feu d’artifice pétarade. Il envoie même dans la nuit des éclats rouge et or.

Autrefois, les corps des défunts étaient placés sur des plateaux funéraires dans les arbres. Les Russes nous ont influencés et nous enterrons à présent nos morts. A l’époque de mes grands-parents, on faisait faire au cheval du mort le tour des lieux qu’il avait visité de son vivant. Avant quoi on obligeait la bête à regarder son défunt maître puis on l’abattait. Le Iakoute tue le cheval, ainsi que l’ours, « le maître de la taïga », mais pas le corbeau étrangement.

Je me levai pour prendre de l’essence dans la station-service près du parking. Soudain, la lumière se mit à grésiller et s’éteignit subitement. Le froid entraîne souvent ce genre de pannes. C’est bien ma déveine, pensai-je. Je décidai de marcher jusqu’à Iakoutsk en direction du soleil levant. D’après les dires des anciens, les chamanes orientent les âmes perdues dans la pénombre lorsque la lune ne brille pas.

Je m’arrêtai près d’un serge (poteau d’attache). Dans mon peuple, ils marquent la frontière entre deux territoire. Nous avons coutume de nous y arrêter et par tradition, d’y laisser un objet que l’on porte sur soi pour se prémunir du mauvais sort. Sous la clarté de la lune, je m’agenouillai et déposai un collier avec un pendentif bleu au pied du poteau. Puis je regardai le ciel désormais sans nuage et portai une main sur ma poitrine. Il me sembla avoir marché déjà plusieurs heures.

Certains chamanes sont censés avoir été élevés non au lait, mais au sang. Le terme tyn est à la fois l’âme, la respiration et la vie elle-même. Pour les Iakoutes, seuls les poissons, qui respirent par la bouche, n’ont pas d’âme.

J’aimerais avoir un chien qui gambaderait à mes côtés pendant que je me lamente sur ma vie sentimentale broyée par mon absence de courage. Alors que je marche, des ombres me traversent. Dans mon pays, on surnomme « kyyl » tous les animaux sauvages. Je frémis. Les étoiles sont nombreuses. J’ai l’impression en observant le ciel, de déchiffrer une formule arithmétique. Je me sens essoufflé, mais j’accélère le pas. Le mot « kyyl » a donné naissance à l’adjectif « kyyllyjbyt », ensauvagé. Je me sens comme un cheval hongre blessé ce soir, qui se serait enfui loin de son propriétaire et goûterait le goût amer de la liberté.

Nous sommes un peuple d’éleveurs. Les animaux sont notre richesse, tout comme le sont nos enfants. Avec le crin de nos chevaux, nous faisions jadis des arcs. Ma famille en élève jusqu’au-delà du cercle polaire. D’ailleurs, les Iakoutes font preuve d’une attitude particulièrement souple envers les voleurs, et le vol de cheval était une sorte de coutume ancestrale.

Quant à moi, j’aperçois plusieurs chevaux dans un champ sur le bord de la route. Sargyn, je viens te chercher à dos de cheval ce soir. Je lâche ma bouteille de vodka sur les herbes dures et je monte sans selle sur la première bête, en titubant jusqu’aux éperons invisibles. Puis je fais claquer violemment mes bottes sur le pelage roux de l’animal.

Je galope jusqu’à Iakoutsk sous un ciel constellé et brillant de larmes de pluie. Elles dégringolent sur ma nuque gelée. Dans nos épopées, le héros naît sur une terre idéale, pourtant il ressent bientôt le désir d’aller chercher une femme dans une contrée éloignée. « Sargyn, écoute-moi ! Je ne partirai pas d’ici tant que tu ne seras pas à moi ! Je viens te chercher ma belle, ce soir tu es à moi ! ». Le pluie tombe de plus belle et se change en glace devant les sabots de ma monture. Je descends en manquant de m’affaisser sur la route gelée.

Un rassemblement de vieilles personnes s’asperge de koumys, une boisson traditionnelle obtenue par la fermentation du lait de jument. La fête de l’Yhyakh bat son plein. Je cherche des yeux Sargyn. Je suis ivre et j’ai du mal à marcher. L’Yhyakh est souvent l’occasion de mariages. « Sargyn, attends-moi avant de prendre un époux ! Je viens te chercher ce soir », je hurle en direction de la lune. Une vieille femme avec l’aura d’une démente me prend le bras agressivement. On dit que la première fois que notre fête de l’Yhyakh fut célébrée, dans une époque reculée, on rassembla nos chevaux autour des feux à moustiques dans une prairie, avant de verser le koumys dans des récipients en bois de bouleau. Les légendes disent aussi que les libations étaient si fastueuses que les pauvres parmi nos compatriotes ne pouvaient organiser l’Yhyakh qu’une fois et les riches trois fois.

Le soleil se lève à 3h15 du matin. Tous sont venus l’accueillir. J’entends un duoraan (écho) magique lorsque je murmure des mots d’amour pour Sargyn tout bas. Je passe devant le vieux fort, la banque russo-asiatique, et une église. Je continue mon chemin sous la pluie, qui ne semble pas décourager les citadins. La fête est une occasion de nouer des amitiés, de tester son pouvoir de séduction. De nombreux adolescents se promènent en zibeline, main dans la main. Le ciel est une soie noire que la pluie ne fait que plisser.

Devant les bureaux de l’entreprise ALROSA, qui extrait des diamants en Iakoutie, je m’arrête, stupéfait. Sargyn se tient seule devant un petit garçon. J’écoute leur conversation. Je crois qu’il s’agit de son frère. Celle que j’aime s’accroupit, lui caresse la joue, et le garçonnet s’enfuit. Elle se retourne alors soudain vers moi. Ne m’étant pas préparé à notre rencontre, je n’ai pas encore dégrisé. L’alcool et l’amour se mélangent étrangement en moi et je la regarde en chien de faïence. Elle, ouvre la bouche et murmure quelques paroles, mais je ne l’entends pas, le son s’est dissous dans la passion. Je crève d’envie de faire un pas de plus vers elle et de lui prendre la main. Soudain, je m’aperçois que la nuit s’est engouffrée dans mon champ de vision. Sargyn a disparu. Où es-tu, lumière de mon âme ? Je tremble de froid. Je m’agenouille près d’un petit escalier en métal, ma main sur la barre de fer. Le soleil ne va pas tarder à faire battre le pouls du lendemain.

Mais l’amour est ma religion et je veux donner ma vie pour le seul Dieu qui m’a fait espérer le bonheur et la rédemption. Je ne veux plus être un simple voleur de juments. Mes mains sont gercées et je sens encore l’odeur âcre de la bête que j’ai montée sans selle jusqu’ici. Je me relève péniblement sous un panneau publicitaire. Il vante les mérites d’un parfum pour femme. Une actrice se tient sur une dune de sable rosée. Elle porte un grand chapeau pour homme et regarde l’horizon comme si on l’avait hélée au loin. Je suis debout, mes jambes flageolent. Je voudrais m’agripper aux courbes du vent, ou à mon chagrin, mais évidemment c’est impossible.

Alors je continue mon chemin devant le théâtre Sakha, et l’institut de recherche physique de Russie. Un groupe de musiciens un peu plus loin est en train de remballer ses instruments. Je traverse leur groupe en pleurant un peu, puis me mets à courir. Le soleil vient me poignarder dans le dos alors que j’atteins le bord de la rivière Léna. Sargyn, quels sont les mots que tu m’as adressés ce soir ? Etait-ce toi ou ton fantôme ? Un 4X4 me dépasse.

Près du cirque d’Etat, je fais une halte. La forme ombrageuse d’une jeune fille se tient devant l’entrée du chapiteau. Je tends la main vers elle et l’attire à moi. Son baiser est glacé. L’instant d’après, je noie mon regard dans un ciel vernis de couleur or. Le froid me fait perdre connaissance. Il me semble que Sargyn est penchée au-dessus de moi. « Est-ce vraiment toi ? » je lui demande, de crainte de parler à son fantôme. « C’est vraiment moi ». « Ainsi, tu m’as suivi jusqu’ici ? ». « J’avais peur pour toi ». « Je t’aime ». Mes yeux se ferment d’épuisement.

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