Dans le ferry qui relie Bergen à Austevoll, je serre mon contrat entre mes mains glacées. J’ai quitté la forteresse et la Rosenkrantztårnet (la tour Rosenkrantz) vers quinze heures. A présent, le soir s’apprête à balayer le sable de la plage. Austevoll est constitué de 667 îles situées au large de la côte ouest de la Norvège. Le point le plus haut est le mont Loddo, qui culmine à 244 mètres au-dessus du niveau de la mer. Austevoll vient de austr (est) et völlr (pré).
Je rentre d’un long voyage. J’ai parcouru une grande partie de l’Amérique, chevauché dans les steppes arides du Panama avec pour tout habit le soleil. A présent le vent glacé me rappelle que j’ai eu une vie avant de partir découvrir le vaste monde. Le ferry s’engouffre dans le port. On entend un sifflet, puis le silence complet. Les passagers débarquent tels des fantômes sans se regarder.
Je n’ai nulle part où dormir, je n’ai plus d’amis dans cette ville. Je serre mon contrat froissé contre ma poitrine. Je marche sur les pavés épais qui jonchent le sol comme des prières, je me hâte entre les silhouettes qui se font de plus en plus rare. De ci de là quelques rayons de soleil tombent sur mes cernes.
J’arrive à l’usine Somosk une heure plus tard. Je m’assois devant les lourdes portes grillagées. Une jeune femme promène son chien blanc un peu plus loin. Je la regarde, elle détourne la tête. Depuis combien de temps ne me suis-je pas lavé ?
Le lendemain, je commence mon travail à l’usine Somosk d’Austevoll. L’usine produit en masse des saumons estampillés « norvégiens ». Le chef, Thorstein, me fait visiter les lieux, sa grasse main droite sur mon épaule gauche. Il me promène dans des salles mal éclairées. Une ampoule s’éteint sur notre passage. Thorstein s’excuse du délabrement des lieux. « Mais nous sommes la première usine de Norvège pour les saumons », me confie-t-il en bavant sur sa longue barbe noire. Je renifle et m’assied dans un coin. La lumière s’éteint. Thorstein est parti depuis un moment. Je passe les nuits de la semaine qui suit dans l’usine. Le matin, je me lève pour aller travailler, je me lave dans les douches réservées aux ouvriers, puis je me rase prestement.
Le soleil filtre à travers de larges baies vitrées dans la salle où nous préparons le saumons. Un inspecteur du travail est venu observer nos pratiques. Ce dernier, qui s’appelle Tord, n’a pas réalisé que nous planquions tous les produits chimiques à mesure qu’il avançait d’une chaîne de production à une autre.
Oui, nous produisons le saumon qui fait la fierté de notre pays et pourtant… Je dois dire que nous ne lésinons pas sur le cosmétique. Nous employons les moyens les plus toxiques et chimiques qui soient pour faire briller la chair rosée du saumon. Nous utilisons des colorants de synthèse.
Le soir, quand ma journée est terminée, je vais m’asseoir devant la mer du Nord. Sa couleur noir flotte comme un drapeau devant mon âme. Je pense à Solveig, qui ne m’a jamais aimée, même quand je l’ai embrassée pendant une fête communale, sur la pelouse devant le lac de Reyvik. Alors, je ferme les yeux et j’imagine un soleil étranger, qui viendrait réchauffer mes paupières. Mais la nuit est toujours sincère avec moi, et fidèlement, elle m’embrasse à son tour de son vent glacé.
L’usine Somosk comprend deux bâtiments principaux, et une salle de marché dans laquelle les commerçants viennent chercher nos produits en gros. Ce matin, Tord est revenu. L’inspecteur est confronté à de nombreuses plaintes de clients, qui se plaignent de maux de ventre. Thorstein avait les larmes aux yeux quand il est parti.
J’ai regardé le discours de la reine de Norvège à la télévision. Elle finissait par piquer avec sa fourchette dans un plat sur lequel trônait un saumon bien huilé, de l’usine Somosk. Quelle publicité. Mais pourquoi Thorstein pleurait-il au départ de l’inspecteur ?
Le lendemain, notre chef nous a réuni dans la salle de repos. « Les saumons que nous vendons sont toxiques. Nous avons une semaine pour en changer la recette, faute de quoi, le symbole de notre pays sera entaché d’une publicité malvenue. Faute de quoi les média s’empareront de l’histoire de la toxicité du saumon d’Austevoll. Faute de quoi la monarchie de Norvège pourrait être décapitée. Et en prononçant ces derniers mots, il se signa les larmes lui remontèrent aux yeux comme une sardine remonte le fleuve, visqueuse et rapide.
Je restais longtemps avec les collègues à réfléchir. Et puis quoi, j’étais venu à Austevoll pour mener une vie tranquille et oublier Solveig. Je ne tenais pas à ce que l’on me mêle à une sombre histoire de saumons pourris.
Je marchai longtemps cette nuit, je n’avais pas envie de dormir. Près de la mer du nord, un restaurant illuminait les quais brillants. Je m’avançais jusqu’à une espèce de guirlande qui pendant comme nos avenirs à Austevoll. J’agrippai une des fleurs et la serveuse me frôla. Elle leva les yeux vers moi et je sus que mon avenir serait à jamais chamboulé. J’attendis qu’elle eut finit son service, en trépignant. Je passai de temps à autre devant une voiture garée en contrebas de la route pour m’observer dans les rétroviseurs. Je n’étais pas si mal pour un bouseux !
J’invitai la serveuse à m’accompagner après son service « Mais où » me demanda-t-elle, et elle me fit signe de la suivre. Dans l’arrière-salle du restaurant, nous trouvâmes un canapé confortable, sur lequel elle commença à m’embrasser. Ses collègues avaient tous disparu une fois la dernière assiette lavée. Il devait être aux alentours de quatre heures du matin, quand mon regard tomba sur un réfrigérateur dans la pièce. La jeune fille s’éclipsa et m’en rapporta un peu de saumon d’un teint plus clair que celui que nous produisions à Saumosk. J’en tartinai un peu sur du pain et dut me rendre à l’évidence : c’était absolument transcendant, délicieux et raffiné. Je repris plusieurs fois du pain, et du saumon, et en oublia la présence de ma nouvelle petite amie. Celle-ci finit par se lasser. J’emportai avec moi le reste du saumon, et conscient que j’allais transformer l’avenir funeste de la Norvège, mon pays bien aimé, je me hâtai de revenir à l’usine.
Les premiers lampadaires commençaient à s’allumer dans la cour.Thorstein fut le premier sur place ; je lui fit aussitôt part de ma découverte majestueuse. Il examina le bout de saumon qui flanqué de papier aluminium, pendait comme un cou de vieille femme. Thorstein se pencha et renifla l’aliment. Puis, de ses deux doits, l’index et le majeur, il caressa la chair du poisson rosé. Il porta les doigts à ses narines et ferma les yeux. « C’est incroyable. Petit, nous avons sauvé la Norvège ». Mes yeux brillaient d’excitation. Il n’y avait plus d’étoiles dans le ciel de Norvège, il n’y avait que des paillettes, de la gloire condensée dans des boules de feu qui brillaient au-dessus de nos têtes quand nous sortîmes pour parler de l’avenir de notre pays dans la cour à ciel ouvert.
« C’est une révolution », acquiesca Thorstein. J’étais d’accord. Il nous restait quelques heures avant la venue de Tord, l’inspecteur du travail, alors nous allumâmes une vieille radio qui grésillait par intermittence. Thorstein balaya les restes de saumons toxiques par terre, jeta des poubelles remplies de la production de saumons chimiques de la semaine passée, et courut les cacher dans un coin ténébreux de nos entrepôts.
Toute la nuit, nous réfléchimes à la façon dont nous allions pouvoir produire ce saumon apparu comme par magie dans nos vie. Finalement, nous décidâmes de produire à nouveau du saumon toxique, mais de présenter à l’inspecteur du travail un sandwich dans lequel nous glisserions le saumon salvateur.
Et c’est ce qui se produisit. L’inspecteur fut ravi. Il se frotta les joues et se mit à pleurer. Dans ses yeux, la mer du Nord engloutissait toutes les expériences gustatives qu’il avait fait jusqu’ici. Je perdis presque connaissance de bonheur. Je songeais que j’avais sauvé mon pays grâce à ce saumon survenu par magie, et au beau visage de Solveig, qui ne pensait pas à moi là où elle était. Je me dit que mes parents seraient fiers de moi depuis le ciel de pétrole et je glissai un « merci » à l’inspecteur qui partit, heureux autant que nous tous.
La semaine qui suivie fut pavée de liesse. Nous travaillâmes avec ardeur, produisant le même saumon toxique mais priant et cherchant partout le saumon que j’avais trouvé par hasard dans les bras d’une jeune serveuse habillée d’un simple tablier blanc.
Je retournai même au restaurant pour la séduire et retrouver le frigidaire d’où était sorti le poisson, mais je ne parvins pas à me saisir ni de l’un ni de l’autre.
Finalement, l’usine ne survécut pas à la crise économique de 2008. Je dus trouver un emploi à Londres de serveur, je parlais parfaitement anglais. Je rencontrai ma femme là bas et lors de notre voyage de noces à Edimbourgh, dans un petit restaurant sur les hauteurs de la nuit illuminées par les murs décorés de bougies de la capitale d’Ecosse, je commandai un plat de saumon. Quand je vis arriver sur mon assiette l’exact homologue du saumon que j’avais un jour dégusté entre les bras d’une jolie serveuse norvégienne, la vie me parut bien fade.
J’allumai la télévision en rentrant dans notre hôtel. Sur les chaînes norvégiennes, la monarchie était encore une fois critiquée par les média mainstream. Je profitai de ce que ma femme s’était endormie pour rédiger le business plan de ce qui deviendrait un jour la plus grande usine de saumon d’Ecosse en Norvège, Saumoskosse 2. Le vent faisait gicler des gouttes glacées sur le visage de ma femme, étendue dans un chemisier blanc déboutonné sur un simple drap. Je fermai la fenêtre, chiffonna mon business plan, et partit marcher dans Edimbourgh à la recherche d’un plat de saumon d’Ecosse.