Crypto (1)

Je me dis souvent que ce qui s’est passé, du moins entre le moment où j’ai rencontré l’Allemand et la sortie de route de ma Lamborghini, aurait pu ne jamais avoir lieu si le banquier de la 5ème Upper Side street avait acquiescé au moment où ma mère, le regard vide, les cheveux emmêlés (elle n’avait pas dormi de la nuit) lui demandait de sa voix timide (une voix de petite fille, qu’elle conservait depuis son mariage avec mon père un mardi…., mon père, un bengali au charisme et au sens de l’auto-dérision implacables) « pouvez-vous nous accorder ce crédit ». Oui, il me semble que jamais l’alcool ne me serait monté à la tête, si nous avions obtenu ce prêt pour déménager dans un des pavillons flambants neufs qui bordent l’avenue Kennedy, en banlieue de New York.

 Ma petite amie, Leyli, me répète souvent que la vie est comme une horloge, nous sommes parfois en retard, parfois en avance sur le timing idéal, qui nous rendrait véritablement heureux. Je dois dire que j’aime écouter Leyli, sa voix de rossignol, ses douces pommettes qui s’agitent lorsqu’elle entreprend de me raconter un peu de sa vie à elle, l’iranienne, en couple avec moi, le flambeur bengali. Je vous parlerai un jour de notre rencontre.

Le ciel se voile de légers nuages. Je crois que… Non, je suis sûr que. Vous avez vu cet oiseau ? Son regard a traversé ma chair. Les nuages s’amoncellent autour du capot fumant de la voiture. Il est plus de minuit, dwunasta en polonais, je crois que c’est en polonais, et les oiseaux commencent à voler au-dessus de la tôle fumante. Les arbres font de drôles de mouvements, c’est comme s’ils s’agitaient pour me murmurer un aurevoir de leurs branches sans feuilles. Si je vais mourir ? Lecteur, tu te poses trop de questions. Lecteur, je ne vais pas mourir, pas avant de t’avoir raconté mon histoire. L’histoire d’un jeune garçon bengali, un peu timide comme sa mère, au charme fou comme son père, dont les parents venaient de se voir refuser un crédit.

La neige tombait devant la banque et mes parents sont sortis bras dessus, bras dessous. Je les attendais devant la boulangerie d’en face, en léchant une viennoiserie que je n’arrivais pas à commencer. J’étais pétri d’angoisse de voir les deux êtres que j’aimais le plus au monde se faire refouler du système de notre pays d’adoption. Nous étions arrivés en Amérique pleins d’espoir quand j’avais deux ans (à peine) ma mère souriait aux voisines, elles lui répondaient par des haussements d’épaule. Ma couleur de peau posait problème dans le voisinage. Je sais que certains bengalis sont très clairs de peau, mais même bébé, ce n’était pas mon cas.

Lecteur, assis-toi, si ce que je te raconte n’a pas d’importance, accroche-toi, cela en aura peut-être par la suite. Ma couleur de peau était celle d’une tomate qui aurait été passée à la poêle plusieurs reprises, aurait pris feu, enflammé la maison (et le cœur de ma mère). Lorsque j’ai grandi et que j’ai commencé à poursuivre de mon corps frêle les miroirs de notre maison, ma couleur m’est apparue comme une trouée de la nuit dans notre appartement, cet appartement à bas prix que nous avions fini par habiter, au grand dam de ma mère et de ma grand-mère qui nous rendait visite tous les dimanches.

Je me présente, je m’appelle Prince. J’ai grandi en banlieue de New-York pour autant que je m’en souvienne. Le Bangladesh n’a jamais été plus qu’une nuée de fumées roses dans ma conscience, une sorte de bobine de film que mes parents faisaient défiler devant mes yeux ébahis chaque fois que je manifestais mon envie d’en savoir plus sur mon pays d’origine.

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