Il faisait frette. Les pamphlets (tracts politiques) macéraient dans les flaques de décembre. Je clavardais avec ma blonde sur mon Iphone quand deux gars m’ont rattrapé.
— Cheerio a fait l’un d’eux avec un accent londonien. Do you know why we are three ? (Tu sais pourquoi on est trois ?) My name’s Owen from London. And you ?
— Mike, from Houston. Howdy ? (how are you ?)
— Philip, from Les trois rivières.
— Hooda thunk it (Qui aurait pu penser ça) a lâché le texan.
— What a load of cobblers (c’est du grand n’importe quoi) a bredouillé le londonien.
La recruteuse nous attendait dans un coin du bar la fly à l’air (la braguette ouverte). Elle semblait s’achaler (s’ennuyer) sur son verre de sky. Moi je cognais des clous (luttais pour ne pas m’endormir) au son de Whitney Houston qui hurlait à la cantonade ‘’I have nothing if I don’t have you you you”.
— We are going to speak French, elle a dit, avec un accent à couper au couteau. Les deux autres types ont fait grise mine.
— Is that a problem for you, Messieurs ?
— Je viens du Québéc. Nous parlons le français d’origine. Cela ne me pose pas de problème.
Elle nous fusillait du regard.
— Et pour vos deux amis ?
— Ce ne sont pas mes…
— No, no problem, a fait le grand type de Houston. Le petit gros regardait par terre. Dans quelques secondes, ce serait plié, ils ne parlaient pas français, de toute évidence.
Mais le londonien s’est lancé dans une présentation de ses exploits pré-chômage sans aucun accent. J’en aurai pleuré. De toute façon, il me fallait ce job, je n’avais pas le choix. Alors je suis resté, j’ai commandé un martini, le londonien a pris un gin, le texan a commencé par demandé un swaller avec du slurp (une boisson au sirop) mais s’est ravisé devant la mine déconfite de la serveuse et a choisi un whisky pour singer la recruteuse.
— Never follow any good whisky with water, unless you are short of food whisky. Matez moi ct’e looker (cette jolie fille) a crié Mike à Owen en lui donnant un coup de coude.
Les minutes ont commencé à tourner à la va vite, de manière un peu désordonnée, les questions fusaient. A un moment, le texan m’a demandé dans un français parfait :
— Eh, boy (se dit pour s’adresser à tout homme au-dessous de 45 ans) tu crois que ça va durer encore longtemps ? J’ai l’impression qu’on est là pour la nuit.
— J’embarque avec toi (je suis d’accord avec toi). Cet entretien m’a l’air tout sauf réglementaire.
J’ai esquissé un sourire au grand type. Le londonien prénommé Owen fouillait dans son sac Armani à motif de carreaux rouges et en a sorti un calepin. Quelques questions plus loin, on se regardait comme chiens de faïences. La recruteuse s’est renfrogné en nous voyant tous les trois suant comme des bœufs à attendre qu’elle reprenne le contrôle de la situation.
Je me suis retourné vers le type à ma gauche et j’ai enfin commencé à parler de mon expérience dans le domaine de la cybersécurité. « J’ai bossé plus de quatre ans à Toronto chez CapGemini, dirigé des équipes et… »
Mais la recruteuse a fini par me couper la parole. Elle s’est tourné vers Mike avec un grand sourire :
— Bless your heart m’a chuchoté Mike ce qui signifie en texan fuck you. J’ai baissé les yeux sur le carrelage de la salle. Un fantôme a dû me traverser à ce moment-là car j’ai commencé à avoir le hoquet.
« This isn’t my first rodeo » a déclaré l’Américain, sourire jusqu’aux oreilles, à notre interlocutrice. Elle semblait sous le charme.
— Je crois qu’il veut dire qu’il a de l’expérience dans le domaine, j’ai avancé, me doutant que j’étais le seul dans la salle à comprendre le texan.
— Que commandez-vous, Messieurs ?
—Do wut ? (Excusez-moi ?) a fait Mike.
— Que commandez-vous ? Il y a des boissons sans alcool…
— Don’t get shirty with me (ne vous moquez pas de moi) a grommelé l’Anglais.
Le texan avait les yeux rivés sur l’étagère des bouteilles de whisky et marmonnait quelque chose comme « She’s built like a Coke bottle » (elle a la silhouette d’une bouteille de Coca), en disséquant le décolleté plongeant de la recruteuse.
— Pourquoi nous faire cette interview à trois », demandai-je enfin en toisant mes deux collègues.
— Je veux voir comment chacun de vous se comporte face à d’autres candidats. Elle commanda un autre whisky, le silence s’appesantit entre nous quatre.
— Mike, c’est ça ? Vous avez quarante-trois ans. Pourquoi…
— On lui a donné son 4% je parie (on l’a licencié) mes dents grincèrent.
Le dénommé Owen, qui venait de Londres, me regarda :
— You too ?
— Le Bien-être social me soigne (je reçois les aides de l’état). Je roule en citron (voiture pourrie). Comme lui, comme toi. Voilà pourquoi on est tous là. L’alcool me montait à la tête.
Le texan opina du chef. Je n’avais plus qu’une envie, me paqueter la fraise (me bourrer la gueule). C’est à ce moment-là qu’elle a parlé argent.
— Les deux premières années, il ne faudra pas compter sur un salaire complet… Vous serez à l’essai. C’est la crise. Partout, la crise, vous m’entendez ?
Un silence de mort s’est engouffré entre nos verres. Je pouvais entendre nos cœurs se briser comme des verres de champagnes jetés à la déchetterie.
— Get stuffed (au diable ! ) a rétorqué l’Anglais, en repliant ses documents.
Moi bien sûr j’ai failli fondre en larme, de la belle sloche (neige fondue) de chômeur. — Faut pas nous prendre pour des valises (pour des cons) et nous faire venir dans un fake entretien. Tout ça pour des pinottes (cacahuètes). Quant à moi quand mes dernières cennes noires (sous) auront disparu… De toute façons… J’irai écumer les tracks (voies de chemin de fer) de mon quartier un sous-marin (sandwich) malingre en main. La vie sale (se la couler douce) ce n’est pas pour moi. Alors oui, je suis scrap (HS), un peu packté (saoul) dans ce bar avec vous, mais cette vie est drab (terne) et déloyale.
Le texan acquiesça et quelque secondes plus tard, les voilà tous les trois qui applaudissaient.
—Fixin’ to leave out (je vais partir) a fait Mike. La recruteuse peinait à articuler son visage était rouge comme le drapeau français. She is bowed up I thin’ (elle est très énervée je crois). Elle balbutiait des paroles incompréhensibles. She’d make a hornet look cuddly (Elle ferait passer un frelon pour un insecte adorable) a jugé Mike
Puis il a décampé. Ne restaient plus que la recruteuse, Owen et moi dans le bar. Nous avons fichu le camp à la suite de l’Américain.
— Tu sais pourquoi elle s’épivardait (pète un câble) sans raison ? j’ai demandé à Owen.
Il a haussé les épaules. Nous nous sommes retrouvés lui et moi sur le quai de la station Paris Austerlitz. Sans le sou, sans job, mais avec la sensation d’avoir bu un peu plus que de raison.
— Catch ya later when we are minted (on se revoit quand on sera riches)
— Blinding (génial), je lui ai rétorqué, en me souvenant de mon séjour à Londres, du temps où j’avais une situation.
— Break a leg (bonne chance) You got Mike’s number by any chance ? I’m thinking…
— Oui ?
— You I and him… We both are unemployed ! We could try something. L’union fait la force.
Le soleil venait de se lever au-dessus de la station de métro. Les rails éclaircissaient sous la chaleur hivernale. Et après tout, pourquoi pas ? A nous trois, nous pourrions sans aucun doute changer le monde.