La plupart des soldats qui défilent dans notre rue parlent russe, mais certains s’expriment dans des dialectes qui me sont inconnus. On raconte que quand Dieu distribua les langues aux peuples, il s’arrêta dans le Caucase, exténué, et que son sac se renversa, déversant les langues restantes dans la région.
C’était l’hiver. La Mer Noire rejetait la lumière des étoiles sur les berges illuminées par les éclats d’obus. Le Mont Elbrouz observait les agissements des hommes avec son flegme habituel. Et moi, comme à mon habitude, je volais du pain entre les soldats sur les étals des marchés.
Je ne comprends pas ce que me disent les hommes quand ils m’insultent. Seuls les gestes et les rires des enfants me sont familiers. Les enfants de Tchétchénie sont bénis. Un dicton ici affirme que si Dieu descendait sur terre, ce serait d’abord pour caresser la tête d’un enfant.
Je survole la route militaire qui relie Tbilissi à Vladikavkaz. Le fantôme d’un prince de Kabardie agite un drapeau blanc au-dessus de mon bec. Je longe le cordon de forteresses qui va de la mer Caspienne à la Mer Noire. Dans la vallée de la Sounja, un berger me fait un signe de tête.Les femmes traient les chèvres quelques mètres au-dessous de moi. Elles ont posé leurs belles cruches de cuivre à côté de leurs hanches. Quelques kilomètres plus loin, au-dessus des champs de céréales, je vois les silhouettes des faucilles s’abattre dans la clarté de la lune. Le petit matin ne va pas tarder à s’imposer sur terre. Dans un petit hameau, les femmes fabriquent toutes sortes de choses. Leurs maris sont partis combattre les soldats russe. Des tapis, de l’alpaga, du cachemire… Les femmes des résistants coupent les capes des cavaliers dans un feutre épais.
C’est un ancien ingénieur de l’usine pétrochimique de Grozny (« la redoutable »). Il mendie dans l’artère principale de Grozny. Il a tout perdu au début de cette guerre. Comment je l’ai rencontré ? Je cherchais des miettes de pain dans Grozny, quand il m’a tendu un quignon. J’ai apprécié son franc-parler, et le quignon avait bon goût. J’aime cet homme, même s’il sent l’alcool fort.
Le fusil de Sultan est rouillé, mais il le conserve à ses côtés « au cas où un Russe me vole ce que j’ai mendié » me dit-il. Sa tête est tondue, mais les touffes de cheveux repoussent de part et d’autre de son crâne. Il porte une chemise de lin rafistolée à la va-vite un pantalon rouge troué. Le cuir de buffle de ses chaussure élimé laisse passer l’eau. Son bonnet noir devient gris par endroits.
Je vole dans le petit matin au-dessus de la mosquée blanche. Les jardins de la mosquées sont d’un vert brillant sur lequel se reflète l’éclat de marbre blanc de l’édifice religieux. Le bâtiment ressemble à la mosquée bleue d’Istambul. Ses quatre minarets toisent les nuages. Je vois sortir une femme de la bibliothèque islamique. Je la suis dans les rues de Grozny. Elle m’aperçoit et me fait un signe. L’étudiante me sourit même.
Nous sommes devenus amis, elle et moi. Je me pose sur son épaule avant d’aller retrouver Sultan. Elle habite le quartier des mosquées, derrière la mosquée blanche. Elle habite avec son père et sa grand-mère maternelle. Je ne sais pas comment elle s’appelle, mais j’ai un plan. Je veux que Sultan en tombe amoureux.
J’ai conçu ce dessin le jour où chagrin, il m’a raconté le jour de son mariage. Il avait chargé son frère d’aller voir la jeune fille. Après plusieurs visites de courtoisie à la mariée, les deux familles avaient accepté l’union. Plusieurs cérémonies avaient eu lieu. Il me raconte le brillant du regard de sa promise, le mat de son teint, son sourire. Je l’écoute en volant autour de lui. Sa fiancée ne reviendra pas. Je ne sais que lui répondre. Peut-être être écouté lui suffit-il ? Il me parle de la ceinture de sa fiancée, qui lui serrait fortement la taille. Le jour du mariage, sa ceinture, me dit-il, était d’argent doré, avec des pierres précieuses, et des turquoises, symbole de pureté. La ceinture, ajoute-t-il, avait été importée de Géorgie. Il n’avait pu payer une ceinture d’or du Daghestan. Mais, dit-il, la ceinture était presque aussi belle que ma fiancée. Seulement, les Russes avaient interrompu le mariage et battu Sultan comme plâtre.
Ce mariage est-il un rêve que Sultan fait chaque jour, un mensonge qu’il me sert pour que j’oublie son piteux état ? Je ne sais pas.
La guerre fait rage et les hommes ont déserté les rues de Grozny. Un soldat russe a craché sur le manteau noir de Sultan. Il a fait un mouvement d’épaule, mais n’a pas répondu au soldat.
L’étudiante m’a suivi aujourd’hui. Nous avons parcouru les rues de la ville comme deux amis de longue date, moi l’oiseau, et elle la jeune fille.
Sa chemise rouge est ornée de broderies bigarrées. Elle a deux nattes enveloppées d’un ruban noir. Elle porte de grandes boucles en verre cousues près des oreilles. Ses bottes de feutres masquent le bruit de ses pas. Elle a revêtu une fourrure (peut-être du vison ?). Sur sa ceinture, on devine le motif des bois d’un cerf.
L’armée russe fait des exercices dans notre rue. Les chevaux défilent à toute vitesse. On entend des tirs au pistolet dans le lointain brouillard.
Aujourd’hui elle est revenue. Elle a rapporté un thé kalmouk à mon maître, un thé cuit très longtemps dans lequel on ajoute du lait, des piments, du poivre rouge et du beurre. Elle a aussi laissé du pain de maïs et un fromage salé. J’en ai picoré un peu puis je me suis envolé sur le fil électrique le plus proche.
Ai-je eu raison de les présenter ? Sultan semble guetter la venue de l’étudiante chaque jour qu’Allah fait. Je tournoie entre les nuages denses, et j’observe leur manège chaque lundi. L’étudiante s’approche de la coupole dans laquelle elle fait tinter une pièce. Sultant, qui dormait, relève le menton et la contemple. Elle sourit, ils discutent un instant pendant que j’interrompt mon vol pour les regarder. L’étudiante repart, non sans nous avoir laissé un peu de pain ou du thé bouillant dans une bouteille. Je descends en piqué une fois qu’elle est partie pour me poser sur les genoux de Sultan.
Aujourd’hui, il a dépensé tout l’argent de la semaine pour s’acheter un blouson. C’est l’hiver et le blouson le protège mal du froid environnant. Ce soir, après mon vol, je n’ai pas trouvé Sultan. Il est revenu plusieurs heures plus tard rasé de près.
Ai-je eu raison de les présenter ? Cette semaine, l’étudiante n’est pas venue. Je suis aller voler du côté de la mosquée blanche et je l’ai aperçue à travers la fenêtre de sa maison. Elle était en train de servir du thé à sa future belle-mère. J’ai des remords, je n’aurais pas dû la présenter à Sultan, mais je n’ai qu’une cervelle d’oiseau moi. Je suis reparti voler au-delà des limites de la ville pour expier mon acte. Quand je suis revenu, le visage de Sultan avait pris une teinte violacée. Il grelottait. Je me suis posé sur la coupole vide, et je me suis envolé à nouveau. Mais qui pourrait aider un oiseau dont le maître est en train de mourir ? J’ai parcouru plusieurs kilomètres pour retrouver l’étudiante, mais les volets de sa chambre étaient fermés. J’ai essayé de rencontrer l’imam de la mosquée blanche, mais il a voulu me tuer en me chassant. Qui pourra aider un oiseau perdu dans un pays en guerre ? Un soldat russe a pointé son armé contre moi et a tiré, j’entends encore le son de son arme dans le brouillard. Je suis rentré seul.
Les Tchétchènes enterrent leurs morts dans les « cimetières du soleil ». Les vieillards et les malades, jadis se retiraient librement dans un endroit éclairé par l’astre suprême pour y déposer leur dernier souffle. Aujourd’hui, le soleil point légèrement sur notre trottoir. Je vole au-dessus du crâne de Sultan immobile. Je sais que personne ne prendra la peine de l’enterrer, de déposer de l’eau de vie et du pain dans sa tombe comme c’est la coutume, alors une larme coule sur mon bec et tombe sur le goudron. Hier, les tombeaux des combattants de la foi étaient décorés d’une lame de bois portant une flamme blanche ou rouge. Je sais que rien de tel ne sera fait pour mon maître. Je regarde Sultan, il ne respire plus.
Un religieux passe avec un rosaire et nous dévisage. Il fait un mouvement du menton, et continue son chemin en priant à haute voix. Personne ne parle arabe ni ne comprend le Coran ici, mais tous accomplissent les rites musulmans. Y-a-t-il une âme pieuse pour m’aider ? Le religieux enfin fait demi-tour. Il s’agenouille près de Sultan et entonne une prière pour les morts. Le soleil jaillit sur sa nuque et nous enveloppe tous les trois.