Le coup de feu traversa le brouillard et atteignit la tempe droite du jeune homme. Shehan tomba en avant. A sa droite, la rivière Karnaphuli coulait lentement, comme une promesse d’avenir. Le soleil teintait de reflets nacrés les quelques vagues qui se hasardaient au milieu des flots lisses. Un des hommes, le revolver encore fumant en main, se tourna vers les deux autres.
— Vous l’avez fouillé ?
Le corps du jeune homme fut retourné, sa veste soigneusement ouverte. Le visage souriant d’une jeune fille s’affichait sur l’écran principal du téléphone de Shehan.
— On s’occupera de son téléphone plus tard.
— C’est une bonne chose de faite, dit l’homme directement à sa droite.
— Débarrassée la vermine de ce pays, indiqua le dernier des trois hommes.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
Sur un bloc de papier, on pouvait lire quelques lignes
«Ne m’oublie pas, je vais gagner la guerre pour toi,
Mais le chemin de fer tremble, les wagons sont chargés
de grenades oubliées, et la lune est un soleil blanc.
Ma chemise bleue est trempée de sueur, penses-tu à moi ?
On entend des coups tirés dans la brume,
Le sifflement d’un fusil sous les étoiles, la voix d’un ami,
Attends-moi. Je vais gagner la guerre pour toi.
Et si les serres de la mort se referment sur ma poitrine,
Attends que la pluie te dissimule aux yeux ennemis
Pour venir fleurir ma tombe de roses fanées
Et si je ne sais pas gagner la guerre,
Saches que j’ai tordu le cou de l’histoire pour que tu m’aimes
Dans la nuit silencieuse, dans les murmures étouffés,
J’ai épousé la nuit bleue de ton souvenir
Et si je ne gagnes pas la guerre,
Parce que d’autres que moi l’ont gagnée,
Attends que la pluie te dissimule aux yeux ennemis
Et penchée sur l’herbe qui recouvre ma tombe,
Pense que la guerre ne peut pas être gagnée par les anges,
Et va-t’en loin de ma tombe ».
— Un sacré poète.
Un des trois hommes siffla. Celui qui lui faisait face alluma une cigarette. L’eau verte de la Karnaphuli grondait dans le soir. Le courant s’était accéléré depuis l’après-midi. Les hommes se saisirent du corps, et le firent rouler jusqu’en contrebas. Ils s’étaient assurés de retrouver Shehan dans un endroit où personne ne les verrait accomplir leur crime. Quand le cadavre eut été immergé dans la rivière, ils se séparèrent. Le brouillard était descendu sur la rivière et les quelques restaurant en face de la berge allumèrent leur éclairage. Au loin, le pont Shah Amanat se drapait d’or. La nuit était froide pour un mois d’août, et recouvrit bientôt de son silence pesant la ville les berges de la rivière de Chittagong.
Un mois plus tard.
Les étoles sont soigneusement pliées. J’avance prudemment. Des lanternes chinoises s’envolent et vont s’écraser en contrebas sur le lac Kaptai. L’eau me semble roussir. Mais peut-être est-ce la lumière des restaurants plus bas sur les rives du lac ?
Y-a-t-il un Dieu qui me surveille ? Je ne serais jamais digne de Tasnim, puisque je suis un voleur, puisque mon meilleur ami est mort, puisque je suis un cloporte dans le chaos de Chittagong.
La commerçante me fusille du regard. Je ne suis pas le bienvenu dans ce quartier. Un chien mâchonne un reste de journal devant moi. Je lui donne un léger coup de pieds par habitude. Puis, je regarde le ciel. Les fanush, lanternes de la fête ont remplacé les étoiles.
Le vent me gifle le visage. Je tremble, j’ai un peu froid. La marchande d’étoles fait des allers retours entre un sac plastique et un petit garçon assis sur une chaise en métal. Elle ébouriffe les cheveux de l’enfant. Je suis couvert de sueur, tapi derrière un pan de mur et invisible.
La plupart de mes amis sont partis admirer les lanternes qui volent au-dessus de Chittagong. Est-ce que Tasnim a allumé une lanterne ? J’espère qu’elle ne s’est pas brûlée. Mes mains caressent une fissure sur le mur de brique rouge. Puis, je m’agenouille. J’observe les va-et-vient de la marchande. Il n’y a aucun clients. Elle cligne des yeux plusieurs fois. J’attends que la fatigue l’ait complètement envahie.
Je n’arrive pas à me concentrer. Je ferme les yeux pour ne plus laisser mon esprit divaguer. Mais immédiatement, je vois le visage riant de Tasnim. Puis son sourire qui est remplacée par celui plus dur de Shehan. S’il me voyait voler il aurait honte de moi. Je rouvre brutalement les yeux. La marchande s’est retournée. L’enfant dort.
Je me glisse jusqu’au stand poussé par le vent d’ouest. J’agrippe un premier châle, un bleu foncé avec des liserés argentés, puis au hasard, un tas de tissus indistincts. Sur le point de m’en retourner discrètement, j’entends un sifflement. Une lanterne me fait face. Elle tombe sur les étoffes. La marchande alertée par le bruit mat se retourne et m’aperçoit, les châles dans les bras, mais la lanterne menace de faire s’enflammer sa marchandise alors elle hésite.
Je me recule d’un pas. Je trébuche sur le chien auquel j’ai donné un coup tandis que la marchande hurle quelques insanités à mon adresse. Je suis étonné ; je ne pensais pas qu’on pouvait avoir autant d’énergie pour injurier son prochain. Surtout à son âge respectable. Je pense à ma mère et à ses longs discours sur la morale et je pars en courant, fier d’appartenir à une famille décente. Le châle bleu tombe en passant sur le chien errant et le recouvre. Il se met à japper, puis émerge du châle et se met à courir derrière moi comme un idiot.
Je fuis dans Chittagong illuminé par les lanternes. Je halète en prenant un instant pour me retourner. Personne ne me suit plus. Le chien a sûrement trouvé un journal plus intéressant que mes mollets. Il me reste encore deux étoles dans la main. Je décide d’en offrir une à Tasnim, la rouge, et l’autre à ma sœur. Un van blanc aux phares dézingués manque de me renverser et je perds une des deux étoles, la noire. Elle s’abime dans une flaque de boue. Tant pis pour ma sœur. Les motos sont un véritable cauchemar dans cette ville, en voici une qui me klaxonne, la passagère me crie quelque chose en me montrant le poing. Je ne réponds pas. J’ai des préoccupations autrement plus importantes que de me quereller avec mon prochain. Que va penser mon père en me voyant revenir avec un châle en soie ? Il sait que je n’ai pas un centime. J’ôte ma chemise, et demeure un instant torse-nu sur le trottoir. Un couple passe et me regarde avec curiosité. Puis je me saisis de l’étole et entoure mon torse avec le tissu que je noue avant de renfiler ma chemise. Impeccable. Mon père n’y verra que du feu. Je trottine sur le chemin du retour. Il n’y a plus une lanterne en vue, la fête est terminée.
Un policier fait les grands pas sur l’avenue Jubilee. Devant la mosquée Golam Rosul, un adolescent fume des cigarettes indiennes. Je vois le policier se diriger vers l’adolescents, qui fait de grands signes vers moi. Je m’approche.
— On cherche un voleur. Un très jeune voleur, me dit le policier.
Je toise l’adolescent avec mépris, pour signifier au policier qu’il tient là un suspect probable. Je lui demande :
— Et vous l’avez attrapé ?
— Non.
— J’espère que vous trouverez ce malheureux, je lui dit. Je continue à dévisager l’adolescent.
Il tremble de tous ses membres. Peut-être a-t-il du cannabis sur lui.
— Vous avez allumé des lanternes, demande le policier ? Pour changer de sujet et s’excuser de nous avoir questionnés.
— Je suis étudiant, j’ai travaillé tard, je réponds avec morgue. Je fais mon droit.
Le policier semble impressionné. Il est jeune, lui aussi. Il me fixe, puis bat l’air de sa main droite pour signifier qu’il comprend. Une pancarte devant nous vante les mérites du Pepsi cola dans un décor de montagnes… l’Autriche probablement.
— Le droit… Difficile… Souffle enfin le policier.
Sans répondre, je leur tourne le dos et continue ma traversée de Chittagong. Je passe devant un kiosque encore allumé. J’y vole trois barres chocolatées. Le vendeur lit le Daily Star, il ne m’a pas senti approcher. Je continue à trottiner en croquant dans la première barre chocolatée. J’aperçois une ultime lanterne briller au loin. Près de la gare, de vieux mendiants se tiennent la main en dormant. L’un d’eux est sur un muret, l’autre couché sur le sol. Je jette le papier de ma barre chocolatée sur le trottoir, il est déjà sale, un papier de plus, un papier de … Puis, je m’arrête un instant pour reprendre mon souffle devant le terrain de polo à droite du centre communautaire bouddhiste. Un homme avec une barbe taillée en biseau me croise, nos regards s’entrechoquent.
— Ne jette pas tes papiers. Il y a des poubelles, mugit-il.
C’est sûrement l’imam de la mosquée Baitush Sharah. Je hausse les épaules. Pour qui se prend-il. Je lève les yeux au ciel. J’ai l’impression d’être suivi. Mais je les ai tous semé. Il n’y a plus que Dieu et moi dans cette ville. Mais une étole, une barre chocolatée, ce n’est pas grand-chose. Je me dirige vers les mendiants. Une guirlande accrochée à un arbre menace de se décrocher. L’un des mendiants se réveille sur mon passage. J’hésite. Il y a quelques pièces dans sa casquette posée à terre. Je ferme les yeux et pense à mon père. Je me baisse pour ramasser les pièces. A côté de la casquette plusieurs pigeons dévorent un morceau de pizza. Le mendiant n’a pas conscience de s’être fait voler. Je continue ma route au pas de course, mais les pièces me ralentissent, elles pèsent sur moi comme la main de Dieu et je m’arrête. Les barres chocolatées m’ont donné envie de vomir et je régurgite sur le trottoir, devant un immeuble d’affaire. Puis je me mets à pleurer. La musique d’une radio me parvient aux oreilles, la chanteuse chante en hindi. Je fouille dans ma porte et soupèse les pièces dans la paume de ma main. Une vieille dame est assise devant l’hôtel Zaman. Je passe devant elle rapidement, m’arrête, me retourne, et lui glisse furtivement les pièces dans sa main. Bien que j’aie toujours la nausée, je me mets à courir, je manque de rentrer dans un homme qui sort du magasin de confiseries Sikdar où je vais tous les jeudis faire les courses pour ma mère. Je longe l’avenue Sheikh Mujib, et la lumière m’aveugle pour la première fois de la soirée. Nous habitons au croisement de l’avenue et de la rue Dewania. Arrivé devant la résidence, le vigile me regarde d’un sale œil. Je le salue, monte les quatre étages qui mènent à notre quatre pièces sans demander mon reste. C’est mon père qui ouvre la porte. Il lève à peine les yeux de sa tasse de thé froid en s’adressant à moi :
— Mon bon à rien de fils est enfin rentré. Dieu sait où il est encore allé cette nuit.
—Tu penses que je suis un bon à rien ?
— Je n’ai jamais dit ça.
— Tu viens de le dire.
— Que fais-tu donc à errer si tard dans les rues ? Une voisine m’a dit que tu te comportait comme un délinquant à lorgner sur les étals. Tu devrais travailler pour gagner ta vie. Non, non… Je ne veux pas de ça chez moi, s’emporte-t-il.
Mon père ferme les yeux puis il replie son journal. Je regarde par la fenêtre. Ma mère est dans la cour, elle étend les vêtements.
— Je pars.
Mon père lève les yeux vers moi.
— Tu seras un voleur où que tu ailles.
— Je ne suis pas un voleur.
— Tu voles, car tu n’as pas la conscience tranquille. Je t’entends parler la nuit. C’est la mort de Shehan ?
— Cela ne te regarde pas.
— Tu ne devrais plus penser à cela.
Je serre les dents. Comment ne pas y penser. Je devais rejoindre Shehan la nuit où il est mort.
— Je pars.
Cette fois, il a l’air inquiet.
— Cela ne le fera pas revenir.
Au hasard, j’ai opté pour l’Autriche, quelques jours, plusieurs semaines peut-être, le temps d’oublier Shehan. Peut-être à cause des montagnes sur les affiches de Pepsi Cola. Mon père pense que je pars en vacances, nous sommes un famille aisée, mais il ne m’a pas aidé, j’ai dû fouiller la chambre d’Ayna ma sœur pour trouver de quoi me faire un passeport et un visa. Pourquoi l’Autriche ? Pourquoi pas ? C’est moins loin que les Etats-Unis, c’est une terre de musiciens, de saltimbanques comme moi et personne ne viendra m’y chercher. Je ne connais personne de mon entourage qui y soit déjà allé. En plus, il y a une liaison aérienne avec Dhaka tous les jours. Pour me préparer au voyage, je regarde des films de Bollywood tournés au Tyrol. Je n’irai pas ailleurs qu’en Autriche.
Une fois l’avion posé sur le tarmac, je prends mes bagages et sors visiter le centre-ville. Un chien me suit, il a l’œil rouge et la babine qui tombe. Le soleil me brûle. J’avance comme un soldat tombé au front sur le Prater, c’est l’avenue la plus connue de Vienne, tout le monde la connait, même ceux qui viennent d’arriver.
Je lève les yeux vers le ciel. Un nuage disperse sa blancheur sur le toit en pointe d’un gros bâtiment. On dirait une des mille églises de la capitale d’Autriche, sauf que c’est un magasin de chaussures. Le propriétaire a du se dire que la démesure attirerait les touristes.
J’aperçois un pied nu derrière la vitrine. Il y a de l’électricité dans l’air. Je passe devant une taverne. Vivement que je trouve où me loger. Des caisses de mauvais vin sont entassés derrière des bennes. Une vieille femme avec un fichu foncé cherche des bouts de pizza du côté des musées d’art moderne.
Je me faufile entre les jeunes touristes, sans billet, je gravis les escaliers d’un des musées en courant. Je chancelle. Je traverse plusieurs salles sans regarder autour de moi. Une lumière blanche m’aveugle. Et puis soudain, devant mes yeux, une série de photographies. Je reconnais une des maisons. C’est un abri de Chittgong pendant la guerre de 1971. Je caresse le mur sur lequel est pendu le cadre. Le vigile bondit de son siège. « Arrêtez ». J’arrête. Je sors.
Une fois dans la rue, je me heurte à la pancarte d’une jeune fille. Il y a écrit en anglais « no nuclear ». Elle est jolie. Elle a les cheveux courts et un bandeau en écaille de serpent. Elle me prend par le bras. Puis, peut-être parce qu’elle s’est aperçu que je sens mauvais, elle s’enfuit et je la perds de vue.
Je marche dans Vienne sans trop savoir où je vais. C’est l’été il y a beaucoup de touristes. Ils ont tous l’air d’avoir un but. Cela me rend envieux. J’aimerais suivre chacun d’entre eux et en savoir autant qu’un guide de voyage sur Vienne.
Je m’arrête à un café, il commence à se faire tard. Je pense au blog qu’animait Shehan. Qu’est-ce que je fais dans cette ville ? Je décide d’aller me reposer à une table de la terrasse. Je commande.
Une grosse mouche se pose sur la paille de mon jus d’orange. Le Café Landtmann se remplit par à coup. Des vagues de touristes déferlent sur les banquettes molletonnées. Je regarde mon pantalon. Je vois le trou. Je croise les jambes, la droite masque l’ouverture de mon jean.
— La famille Querfeld tient ce café depuis quarante ans…
— Je…
Je reste interdit devant son beau visage. Elle a mis un rouge à lèvre très prononcé. Je me dis que l’affaire est gagnée, et puis je pense à Tasnim que la mort de Shehan et mon départ a laissé seule.
— Ces gens n’ont pas d’éducation, remarque l’inconnue. Je ne supporte pas les gens qui se donnent en spectacle. Je m’appelle Veronika.
Elle a dans les quarante ans et désigne un couple qui se dispute trois tables plus loin. J’essaie d’oublier les nombreuses fois où je suis monté sur des bennes à l’université de Chittagong pour chanter des chansons paillardes. Je m’apprête à m’en aller, mais elle continue :
— Dire que Felix Salten est venu ici, dit-elle en s’essuyant les lèvres. Je fixe un instant le rouge à lèvre qui macule la serviette blanche aux liserons dorés.
— Felix Salten ?
Elle a un air méprisant.
— C’est un grand écrivain viennois.
— Cela fait longtemps que j’ai lu… m’empressai-je d’alléguer.
— C’est incroyable. Il est vraiment connu.
Je décroise les jambes. Elle se passe une main dans les cheveux :
— Tu es à Vienne depuis longtemps ?
— Depuis quelques jours. Je cherche un emploi. Si tu as une idée…
Des violonistes se mirent à jouer de l’archet derrière notre table.
— Qu’est-ce que tu dis, me demande-t-elle.
— Je dis que je suis là depuis quelques jours.
— Essaie le Grand Ferdinand.
— Pardon ?
— L’hôtel. Ils emploie des extras dans ton genre.
— Tu crois en Dieu ? je lui demande, pour lui faire la conversation.
— Dieu, euh, et toi ?
— Je ne sais plus.
Je fronce les sourcils et commande un verre de gin et un bretzel.
— Kaffee ? nous demande le serveur.
— Yes please.
Je me retourne vers la jolie inconnue :
— En réalité, j’écris un livre sur les emplois ingrats. Je cherche à m’immerger dans la réalité d’un de ces jobs. Je suis écrivain.
Je me mords la lèvre. Je me demande combien de temps il me reste avant qu’elle comprenne que je la mène en bateau.
— Tu es écrivain ? Tu écris quoi ?
— J’ai toujours aimé défendre les autres. Le combat pour la justice sociale, c’est ma plus grande passion. J’écris des romans sociaux.
Mon père a raison. Je suis un bon à rien, un voleur… Et désormais un menteur.
Elle sourit et éclate de rire.
Je me revois cinq mois plus tôt, fumant le hookah sur le toit en terrasse de Shehan. Il lisait un livre de Kazi Nazrul Islam le grand poète bengali en pestant contre les mouches. Moi je m’ennuyais. La nuit tombait comme une menace et les étoiles me paraissaient prétentieuses. C’était comme si Dieu s’était amusé à allumer des mèches de ciel pour faire couler la cire du ciel sur les plus malheureuses de ses créations. Shehan. Quel chance il avait ! Il était fiancé à Tasnim, la plus jolie fille de Chittagong, et était un des journalistes les plus en vue du pays. Alors que je pensais que le succès ne frapperait jamais à ma porte, comme s’il avait percé à jour ma jalousie, Shehan m’avait dit :
— Prince, mon ami, je prends des risques. Tous ces prix, ces articles sur mon blog… Je cours un risque en écrivant ce que j’écris.
Je n’avais rien répondu. La mère de Shehan, Syeda, nous apportait de temps à autre des roshogollah, sortes de beignets immergés dans du lait caillé. J’avais regardé sa montre. Elle était cassée.
Soudain, Shehan avait posé le livre par terre près d’un vase. Des pétales de roses fanée jonchaient la terre humide près de celui-ci. Il avait plu quelques heures plus tôt.
— Cela doit être fascinant, me dit Veronika.
— Quoi euh…
— Ecrire des romans sociaux.
Elle sourit. Shehan défendait la liberté d’expression sur un blog, Azadiya. Moi, j’avais laissé tomber mes études…
— Tu rêves ?
L’inconnue, qui s’appelait Veronika, buvait son Martini rosso lentement, comme une actrice.
— J’étais un bloggeur connu au Bangladesh, continuai-je.
— C’est pour cela que tu es ici ? Parce que tu es menacé dans ton pays ?
— J’ai vraiment pris de gros risques.
Je fermai les yeux tandis que Veronika continuait à aspirer le liquide rouge de son Martini. Je revis tout, notre escapade dans la petite maison blanche à 10km de Chittagong, les promenades avec Tasnim le long de la rivière Maynati, le regard brûlant de Shehan, le ciel rouge. Rouge… Non, le ciel avait dû être d’un bleu étincelant. Mais mes paupières fermées avaient évacué la couleur bleue. J’avais l’impression obsédante d’avoir vécu la majeure partie de sa vie sous un ciel flamboyant.
— Et toi tu travailles dans quoi, je lui demande, l’air faussement intéressé.
Je recroisai les jambes. Avait-elle vu le trou ?
— Peu importe.
— Ah ?
A l’époque, elle m’avait mis en garde « Tu dois veiller sur Shehan. Il est en danger.». Alors j’avais essayé de couper les ponts. Progressivement, comme le soleil s’efface à l’horizon sur l’océan, j’avais laissé se noyer notre amitié. Ce soir-là, pétri de remord, j’avais voulu le revoir. Deux balles dans la tête. J’aurais dû aller trouver Syeda, lui offrir des condoléances…
— Tu as une petite amie, s’enquit Veronika.
— Non.
— Pourtant tu es un garçon bien sous tous rapports, jugea-t-elle.
J’avais été amoureux de Tasnim. Nous ne nous parlions jamais, mais je guettait chaque photographie postée sur les réseaux sociaux. Je passais devant sa maison, comme un fantôme la nuit pour respirer le parfum de sa vie.
Pour partir en Autriche, il m’avait fallu voler l’argent de ma sœur, alors qu’elle dormait sous la moustiquaire et me rendre à Burichang pour me faire faire un passeport au marché noir.
— Tu as de la famille, ici ? Se pouvait-il qu’elle me trouve à son goût ? Je me mordis la lèvre.
— J’ai une sœur, au Bangladesh.
— Tu dois être proche d’elle.
— Les grands frères sont toujours très protecteurs chez nous.
Quand elle s’était aperçue du vol, Ayna m’avait giflé, mais je ne lui avais pas rendu l’argent pour autant.
— Et ta famille ne te manque pas ?
Ma famille m’a renié, elle pense que je suis un bon à rien. Du moins mon père le pense.
— Nous les bengalis, nous sommes très famille. Je leur téléphone tous les jours.
Je sentis battre sous sa peau le pouls de la honte. Non, ma famille n’existerait plus tant que je n’aurais pas fait mes preuves, à Vienne ou ailleurs dans le monde.
Je ne sais pas où dormir ce soir. Je passe devant l’église Steinhof avec ses larges croix dorées et ses toits vert d’eau caractéristiques. Un mendiant se lève brusquement. Je m’aperçois qu’il ne mendiait pas, non, il semblait attendre quelqu’un. Le soir est tombé violemment, je ne me suis pas aperçu qu’il faisait si sombre, une obscurité presque violette. Les réverbères s’allument alors que le faux mendiant s’adresse à moi :
— Jeune homme vous n’avez pas l’air dans votre assiette.
Je lève les yeux au ciel, de grosses gouttes commencent à tomber. Je repense à Shehan que j’ai trahi un jour de mousson et je ferme les yeux. J’ai le pressentiment que ce vieil homme est mon retour de flamme, qu’il vient venger mon ami mort en héros.
— Jeune homme ? Vous m’entendez ?
Je l’entends, et je hoche la tête. Il me prend par le bras et m’explique qu’il est le sacristain de l’église Steinhof. Tous les soirs, il vient briquer l’orgue magnifique qui ne se met en marche que deux fois l’an. Il a une petite chambre, qu’il peut me louer contre quelques services dans l’église.
La chambre est glacée. Je suis surpris de trouver une reproduction d’un nu de Modigliani sur le mur, ni tableau autrichien ni peinture religieuse. Cet homme est bien étrange, mais ce lit ressemble à n’importe quel lit et je m’endors comme un ange dans le lieu saint.
Vers minuit, le sacristain tambourine à ma porte. J’ai un sursaut de frayeur. Vais-je terminer ma vie ainsi, assassiné par un démon déguisé en officiant dans une église superbe ? Mais quand j’ouvre la porte, il ne pipe mot et me tend un pyjama en velours. Je l’accepte comme un présage.
Le lendemain, je me réveille en sueur. J’ai un logement, mais toujours pas de travail. Il va falloir que je me creuse la tête. Je prends le petit-déjeuner avec Krystof, le sacristain. Il me parle de sa Hongrie natale. Il étale la marmelade sur le pain aux céréales comme s’il voulait trancher des têtes. Je me méfie toujours un peu de lui.
— Tu sais petit, j’ai rencontré la fille de Radnoti un jour. Même que je lui ai plu.
De grosses miettes tombent sur la nappe orange.
— Radnoti, je bafouille.
— Un des plus grands.
— Des plus grands ?
— C’est un poète. Le métier des Dieux.
Nincsen apám, se anyám,
se istenem, se hazám,
se bölcsőm, se szemfedőm,
se csókom, se szeretőm.
Harmadnapja nem eszek,
se sokat, se keveset.
Cela veut dire « Je n’ai ni père ni mère, ni Dieu ni patrie, ni berceau ni mensonges, ni baiser ni amante. Je ne mange pas depuis trois jour c’est beaucoup, et c’est peu. »
La musique du hongrois m’a bercé. Il me parle de cette fille aux cheveux bouclés qu’il a connue à Budapest. J’imagine le corps massif du sacristain, emportant la frêle fille du poète sur la forteresse de Visegrad au nord de la capitale hongroise. Je ferme les yeux. Il continue à parler, mais je ne l’entends plus. Je ne suis plus au Bangladesh ni à Vienne, je suis sur un bateau à voile hongrois sur le lac Balaton, le plus grand de son pays, en compagnie d’une poétesse qui me récite des vers tandis que je tire la voile blanche vers moi. Elle rit et son visage prend les traits de Veronika. J’ouvre les yeux. Le sacristain a arrêté de parler. Il me dévisage.
— Tu sais Radnoti… Il te resemble. Je l’ai rencontré une fois à un dîner de l’armée hongroise donnée en l’honneur des écrivains du pays. Tu n’as jamais songé à être auteur ? Tu as la physionomie qu’il faut.
Je hausse les épaules. Je me demande quelle musculature, quelles dents il faut avoir pour être un écrivain invité à un bal de l’armée hongroise et je croque dans un morceau de brioche. Dehors, la pluie tombe on entend les gouttes tac tac tac sur le toit de l’église.
Après l’avoir aidé à nettoyer les chaises de l’office et à astiquer le grand orgue, je me faufile hors de l’église Steinhof.
La lumière est intense. Mes yeux sont brûlés à la chaux. J’avance péniblement. Il fait trop chaud pour un être humain normal dans mon genre. Près d’un kiosque, j’attends que le vendeur ait les yeux fixés sur la robe moulante d’une adolescente, et je glisse une barre chocolatée dans ma poche. Je m’éloigne, puis je reviens sur mes pas. J’achète honnêtement un exemplaire de « Ecrivains magazine » en anglais.
Il me reste quelques heures avant de retrouver Veronika, alors je longe le Danube sous le plein soleil d’août en lisant mon magazine. Des marchands de glace hurlent à la cantonade. J’aimerais qu’ils se taisent pour que je puisse arrêter le cours de mes pensées. Un homme rasé de près me dépasse sur une trottinette électrique. Les murs sont plein de graffitis de couleurs vives. On aperçoit souvent les mêmes noms de graffeurs qui reviennent.
Je me rappelle d’une soirée ou Shehan et moi avions grimpé sur un pont au-dessus d’une rame de métro à Dhaka. Nous avions écrit en bengali des slogans contre le parti au pouvoir. Shehan avait manqué tomber, et je lui avait tendu la main pour le hisser jusqu’à moi depuis le haut du pont.
Dis-moi Dieu, j’ai sauvé une fois la vie de mon ami. Peut-être peux-tu tenir mon exploit comme une circonstance atténuante de ma trahison ? Car c’est certain, je l’ai tué, j’ai tué mon meilleur ami en n’honorant pas notre rendez-vous.
J’arrivai au point de rendez-vous. Veronika ne reste pas longtemps, elle s’excuse car elle a un dîner en famille. Je commence à me demander si elle a des doutes à mon sujet. Sait-elle que je suis un menteur ? Je serre mon poing droit jusqu’à en avoir mal. Le soir commence à tomber. Je retourne un temps m’asseoir sur les rives du Danube pour observer des familles prendre du plaisir à s’ébattre dans l’eau dans la fraicheur nocturne. Le ciel se colore d’un rose sirupeux. Je mâche mon chewing-gum l’œil vide et pris d’un soudain éclair de génie, je téléphone à l’hôtel dont m’a parlé Veronika. Quelques heures plus tard, j’ai un nouvel emploi.
L’eau est à 23 degrés. Je caresse le turquoise de la piscine en faisant attention à ce que personne ne me remarque. Une fille avec une serviette sur la tête me dépasse. Je peux contempler tout Vienne depuis le toit de l’hôtel Grand Ferdinand. La forêt se laisse deviner derrière un nuage d’immeubles. Je soupire en m’écartant pour laisser passer deux grosses dames en peignoir canari.
— Vous pouvez me garder ma fille un instant ?
Veronika me charme d’un large sourire. Je jette un coup d’œil sur la petite qui, de toute façon, est sagement occupée à jouer avec un ballon en plastique à côté du transat de sa mère. Celle-ci plonge dans la piscine de l’hôtel. Je prends quelques gouttes sur le nez. Peu importe le babysitting et les éclaboussures, je suis payé en fin de semaine.
Le sac Vuitton rouge carmin de ma conquête est grand ouvert. J’aperçois un portefeuille et tend le bras pour l’attraper quand sa propriétaire m’agrippe le poignet.
— Voleur, s’écrie elle, qui semble être revenue aussi vite qu’elle est partie plonger.
— Je voulais voir l’auteur de votre livre, je mens.
Elle fait un pas en arrière, et semble convaincue par mon aplomb.
— C’est moi.
— Vous ?
— Tu penses qu’une mère de famille ne peut pas écrire de best-seller ?
Je n’ai nulle envie de discuter avec l’écrivaine, j’ai fini ma journée, mais j’imagine que c’est le prix à payer pour avoir tenté de commettre un des péchés capitaux. « Tu ne voleras point », , je pense à part moi et à l’adresse de Dieu. « Et quand tes enfants ont faim, tu les laisses crever, ne viens donc pas me faire la morale divinité infernale », je me dis en fixant l’eau turquoise de la piscine du toit de l’hôtel.
— Regardez.
— Elle me tend le livre format poche et je le soupèse comme une mangue. Je souris timidement, elle se penche vers moi et m’embrasse. Ma respiration s’arrête. Puis, elle prend sa fille par la main, et s’en va sans que j’ai pu réellement reprendre mon souffle.
Alors après une nuit de sommeil sur le lit glacé de l’église, j’ai annoncé la nouvelle à Veronika hier : je suis amoureux d’elle. Elle me croit toujours écrivain, et je commence moi-même à me demander si je ne le suis pas. Ces derniers jours ont été éprouvants, mais les rencontres que j’ai fait m’en ont convaincu, je peux révolutionner la littérature. D’ailleurs écrivain, je trouve que c’est ce qui se rapproche le plus de journaliste, en moins dangereux, et j’ai toujours admiré les journalistes. Shehan serait fier de ce mensonge tâché d’encre.
En attendant d’écrire quoi que ce soit, et d’être invité à un quelconque bal de l’armée comme Radnoti, je me frotte les mains : j’ai enfin trouvé du travail. Je suis homme piscine dans un des plus beaux immeubles art déco de Vienne transformé en hôtel. Il ne s’agit pas d’un travail fatigant, j’ai une épuisette, je ramasse les mouches et les mégots dans l’eau turquoise. Je suis payé à la semaine, au noir et je rencontre des écrivaines célèbres.
Le soir va tomber et j’ai rendez-vous cette fois avec Veronika au stand à saucisse sur l’Albertinaplatz. J’aurais aimé proposer à Veronika un endroit plus sophistiqué, comme le toit piscine de mon hôtel, mais je n’y peux rien ma nouvelle conquête aime la charcuterie à la moutarde.
Tandis que je dévale les escaliers pour prendre congé de mes nouveaux employeurs, un bruit de verre cassé me fait sursauter au deuxième étage. Je vois Veronika sortir d’une chambre numérotée 226. Je regarde furtivement à tous les points cardinaux et je me glisse dans la pièce qu’elle vient de quitter. Le mini-bar est toujours plein. Mazette, je me dis, tu as une fougue de jeune premier, écrivain, c’est de la mie de pain pour toi, tu pourrais être acteur, ou policier !
Je glisse la bouteille de champagne glacée dans ma veste en cuir et je quitte l’hôtel en rasant les murs comme un rapace les herbes hautes. Veronika est magnifique, elle a emprunté une robe à sa sœur griffée Women by Chloe, la couleur est indevinable mais tire vers le saumon, et je me convulse en lui tendant la bouteille réchauffée contre ma poitrine. Veronika a un large sourire.
Le lendemain, j’ai trouvé un restaurant au bord du Danube. J’y suis seul. Je prends une carotte épicée entre mes doigts, la porte à ma bouche. La nuit scintille sur le Danube. Le restaurant dans lequel je suis m’a installé une table un peu à l’écart, j’ai vue sur une immense tour dont certains bureaux sont encore illuminés. Les petites fleurs bleues décoratives donnent un tour chic à mon assiette de porc caramélisé. Je découpe languissamment une tranche de viande quand un bruit m’arrache à ma mastication. Une serveuse a laissé tomber une cuillère de son plateau devant moi. Je m’apprête à la ramasser, mais elle me fait signe qu’elle s’en charge. Nos regards se croisent. Elle a un chignon ramassé sur la nuque. Tasnim ne s’attachait jamais les cheveux.
La serveuse me sourit. Le ciel est complètement noir, des étoiles commencent à poindre malgré les lumières des immeubles. L’air est frais, pas comme à Dhaka où chaque pas vous fait suffoquer. L’air de Dhaka est irrespirable, un peu comme un amour impossible qui vous laisserait pantelant. Les étoiles de Vienne me semblent plus lointaines que celles que j’apercevais dans la campagne bengalie. Il y avait pourtant aussi des immeubles. Pas des barres de grattes-ciel, mais quelques bâtiments de couleur rose ou mauve devant l’étang de Saghardam.
Le mémorial d’un des plus grands poètes bengalis se trouve à quelques mètres de l’étendue d’eau. J’y avais accompagné Tasnim sur un vélo blanc rouillé. Elle portait une tunique jaune et des boucles d’oreilles… Ou peut-être n’en portait-elle pas. Nous avions parlé comme d’habitude de Shehan. Il nous attendait devant une guirlande qui pendait sur le monument commémoratif. Nous étions rentrés tous les trois en traversant le cimetière de la deuxième guerre mondiale. Les fantômes nous avaient évités ce jour-là
Je porte une autre carotte trempée dans la sauce au miel à ma bouche. La serveuse à disparu, c’est un petit homme trapu qui sert les tables devant moi. Le fantôme de Shehan est-il installé à une table du restaurant ? La table devant moi est libre. Les serviettes ont été pliées en forme de lotus. L’éternité de vie… C’est ce que symbolise le lotus. C’est ce que je me rappelle au moment où j’essaie de prendre la main de Tasnim devant l’étang de Saghardam et qu’elle me rejette. J’ai toute l’éternité pour la séduire. Mais je me trompe. L’éternité n’est qu’un rêve fait par une poignée de religieux. La mort de Shehan en est la preuve.
Je baisse les yeux vers mon assiette. J’ai fini de manger. Je me lève, règle ma note avec ma paie de la semaine et quitte le restaurant en adressant un signe à la serveuse au chignon. Les mains croisées dans le dos, le cœur lourd, je me glisse le long des murs qui encadrent le Danube. Je me mets en route pour une promenade nocturne. Les bars et restaurants installés sur les péniches éclairent encore les nombreux graffitis. Mes yeux s’arrêtent sur un oiseau, une sorte de pigeon dessiné à gros traits. « L’oiseau doyel devra apporter la sérénité dans chaque maison du Bangladesh », nous répétait inlassablement Shehan quand il n’écrivait pas de pamphlet.
Shehan où est-il maintenant ? Se peut-il qu’il m’ait légué un peu de son courage en mourant ? Je soupire. De l’autre côté du Danube, un groupe d’adolescent a posé une petite radio par terre et essaie maladroitement de danser. Un vélo me dépasse sauvagement sur ma droite. Je m’approche du fleuve, happé par les reflets des lumières sur l’eau. L’or jaillit sur le noir des vaguelette et en dessine le contour. Où est passé le gris vert poussiéreux du fleuve de tout à l’heure ? Je reste debout, en silence, immobile devant le Danube, juste à côté d’un bar dont la pancarte Tel Aviv beach semble promettre l’existence d’une plage.
Je ferme les yeux. Mon père marche à côté de moi. Nous sommes sur la plage de Cox’s bazar. Une femme se baigne avec un nourrisson. Le voile de son sari noir flotte dans l’eau grise. Les nuages forment des grappes désunies, denses, au-dessus des palmiers sombres. Le sable est chaud et brûle la plante de mes pieds nus. J’entends à peine la voix de mon père tant le vent est fort. C’est probablement le soir, le ciel commence à rougir. L’eau se teinte de reflets roses. La femme au sari noir sort de l’eau en essorant ses longs cheveux, son enfant pressé contre son sein droit. Son mari la rejoint et la prend par la taille.
Mon père me parle de notre famille, de l’importance d’être honnête en ce monde. Je hoche la tête je suis d’accord avec tout ce qu’il dit, pourvu qu’il me laisse rêver à Tasnim. Je lève les yeux sur l’entrée du bar. Un couple avance vers moi en riant. Le Danube est un collier en or sur lequel jaillit la nuit. Si seulement je pouvais le voler, ma fortune serait faite. Je me remets en route sous l’œil bienveillant des immeubles d’affaire.
Donc, tu n’es pas écrivain, soupira Veronika en me tendant un poème de Radnoti que j’ai recopié à partir du livre du sacristain.
— Pourquoi dis-tu cela ?
— Ce poème est partout sur internet. Donc, tu n’es pas écrivain.
— Pas tout à fait.
— C’est-à-dire, ? demanda-t-elle avec une intonation qui ne laissait pas planer de doute – c’était bien du mépris.
— J’aimais beaucoup écrire quand j’étais au collège.
Comme c’est adorable, asséna-t-elle, moqueuse.
Nous marchions le long du Canal du Danube. J’avais appelé Veronika six fois en rentrant du restaurant la veille. Elle avait fini par répondre, et nous cheminions vers le restaurant Motto am Fluss. Il était déjà tard, et les lumières faiblissaient. Le brouillard était descendu sans prévenir sur les berges du Danube. Un homme pressé me bouscula. Je levai les yeux sur Veronika. Son visage était fermé.
— En réalité, j’ai toujours admiré les gens qui écrivent, lui confiai-je. Je songeai qu’elle apprécierait ma sincérité et décidai de jouer mon va-tout. C’est pour cela que j’ai menti. Je voulais t’impressionner.
— M’impressionner, moi ? Mais pourquoi ?
— Je…
— Et pourquoi écrivain ? Tu aurais pu choisir n’importe quoi de plus vraisemblable.
— Mon meilleur ami écrivait. Il était connu pour cela dans mon pays. En fait il était journaliste. Il écrivait pour… Pour donner une voix à ceux qui n’en ont pas.
Je songeais qu’il aurait su quoi dire à ma place.
— Je ne comprends pas.
— Shehan m’a toujours encouragé à écrire… Je pense que j’ai voulu lui rendre hommage. Par ce mensonge.
— Cela ne justifie pas de raconter n’importe quoi.
Nous nous trouvions désormais sous un des grands ponts traversant le fleuve. Des fumées descendaient en volutes des grilles métalliques du pont. Mes yeux me piquaient.
— Toute cette fumée, je remarquai, il y a un incendie sur le Danube ?
— C’est simplement le brouillard. Le Danube n’est pas en feu, non. Elle sourit. Le brouillard est dense ce soir. Cela arrive parfois à Vienne.
— J’ai cru que…
Devant moi de larges nuages de fumées flottaient dans le crépuscule. Soudain, la fumée se dispersa. J’écarquillai les yeux, les ferma et les rouvrit sur un brouillard encore plus épais. La forme des nuages avait pris le visage de Shehan.
— Ton meilleur ami… Il vit au Bangladesh ?
— Il est mort.
Shehan me regardait à travers la fumée, il était devenu la fumée. Il était devenu un fantôme constitué du brouillard et il flottait au-dessous du pont près du Danube. J’ouvris la bouche mais pas un son n’en sortit. Je tremblais de tous mes membres. Veronika ne parut pas le remarquer. Ma réponse semblait plutôt avoir attisé sa curiosité :
— Comment est-il mort ? Son ton, plus compatissant me fit espérer qu’elle me pardonne. Mais au lieu de lui prendre la main ou de m’excuser, je bredouillai :
— Veronika, tu dois rentrer. Ce n’est pas un endroit sûr ici…
— Je te demande pardon ? Qui es-tu pour me dire ce que je dois faire ?
Shehan me dévisageais depuis le haut du pont désormais. Une voiture de police passa et le gyrophare dispersa un instant l’image du fantôme.
— Je t’en supplie. Pars d’ici.
Je priai pour que les lumières d’un bus ou d’un tramway effacent à nouveau l’image du visage de mon ami de mon champ de vision.
— Prince ? Tu vas bien ?
Je ne répondis pas. J’avais du mal à respirer à présent.
Veronika soupira.
—Tu m’entends ? Je crois que je vais rentrer oui, lâcha-t-elle. Tu es étrange, ce soir. On se reparlera une autre fois. Peut-être.
Je ne parvins pas à la retenir. Mon regard était resté fixé sur le brouillard. Mes larmes coulèrent sur mes joues une fois que Veronika eut fait corps avec la brume. Le brouillard me piquait toujours les yeux. Je ne savais pas si je pleurais mon échec retentissant de ce soir ou si c’étaient les fumées qui faisaient couler mes larmes.
Soudain il me sembla que le nuage devant mes yeux souriait. Un poids s’allégea de ma poitrine. Et si Shehan s’était montré non pas pour se venger mais pour me parler ? Je m’assied au bord du Danube. Au moment où j’eus cette révélation, les réverbères s’allumèrent en haut du pont. Le fantôme de Shehan disparut aussitôt.
— Tu voulais me dire que je n’y suis pour rien, n’est-ce pas ? dis-je, tout haut, en levant la tête et en fixant le haut du pont.
— Que je ne dois pas me sentir coupable c’est cela, que je ne t’ai pas tué ?
Puis, je baissai les yeux vers le fleuve, et mes larmes ruisselèrent.
Je cours à perdre haleine, le sacristain dans mon dos. La tour du jubilé nous dévisage de ses cinq étages. Je manque de déraper. Puis je gravis chaque marche, en sueur, en retenant mon souffle.
— Descends, me somme Krystof d’en bas.
Je ne descendrais pas puisque Veronika a découvert mon manège, puisque je n’ai plus d’autre solution que de me jeter dans le vide devant la ville entière de Vienne qui se déploie devant mes yeux comme un oiseau. Je gravis quatre à quatre les marches. Une fois en haut, je contemple Vienne. Mais ce n’est pas la ville qui se déploie devant la tour, mais une poignée de patients de l’hôpital en sortie, attirés par les bruits. Tous m’intiment de descendre. L’un d’eux fait mine de s’engouffrer dans l’édifice, mais je vois Krystof lui faire un signe et monter seul. Il m’a bientôt rejoint et s’assoit à mes côtés.
— Tu sais que Dieu interdit ce genre de chose ?
Je hausse les épaules, les yeux fixés sur l’horizon blanc des immeubles qui prolongent la forêt d’Ottakring à perte de vue.
— Cette fille t’as tourné la tête.
— Elle ne me croit pas.
— Comment cela ?
— Elle ne croit pas que je suis vraiment un écrivain.
— Mais tu ne l’es pas. Tu nettoie des piscines.
L’atrocité de ma situation me frappe à nouveau comme le tonnerre. Mais la voix rassurante de Krystof m’a fait changer d’avis. Je n’ai finalement plus envie de me jeter dans le vide. Je me tourne vers lui, les yeux embués de larmes :
— Je ne peux pas abandonner.
— Je sais.
— Je vais écrire. Pour de vrai.
— C’est peut-être ce qu’il y a de plus sage. Pour l’instant, redescends de la tour.
Je l’enlace et me mets à pleurer dans ses bras. La lune s’est subrepticement glissée au-dessus de nous. J’essuie mes yeux et me lève. Vienne scintille à l’horizon. Krystof me suit péniblement comme un ours. Nous marchons côte à côte le long du chemin qui mène à l’arrêt de bus de Pönningerweg. Enfin, Krystof s’arrête devant une affiche de bière.
— Je dois aller raccompagner les malades. Tu peux rentrer seul à l’église ?
— Ne t’inquiète pas.
Je fends à travers champ. Les arbres oscillent dans le soir. Le vent mugit. Les herbes sont hautes. Près du jardin d’enfant il y a un tunnel en cuivre. Je m’assois un instant sur une balançoire et contemple les champs de blé et le soir qui tombe. Soudain, une ombre surgit de la rangée de hêtres devant moi. Le contour d’un cerf se dessine à l’orée du bois. Je saute à bas de la balançoire et reprend ma course en direction de la forêt. Le ciel est d’un bleu profond. Une fois dans le bois d’Ottakring, je cherche le cerf des yeux. Mais il a disparu. A ma droite, un éclair s’abat sur un cerisier. De la fumée envahit mes yeux. Quand je les ouvre à nouveau, le cerisier est toujours là. « Je vais écrire moi-même quelque chose », je me mets à hurler. Le vent souffle de plus belle. Il se met à pleuvoir. Je vois des lettres en or se détacher de la terre et danser devant mes yeux. Je saute en avant pour les toucher et me retrouve par terre. Puis je me mets à gratter la terre pour y écrire un poème. Ecrire n’importe quoi, n’importe où, pourvu que j’écrive quelque chose. Une ombre me frôle. Le cerf est derrière moi. Je me lève et m’accoude à un noyer. J’arracher un peu de l’écorce de l’arbre pour m’en faire un stylet mais je m’égratigne. Du papier, il me faut du papier. J’arrache des feuilles d’arbres, de noyer, de peuplier, de hêtre commun, de tous les arbres du bois qui me tombent sous la main, puis je me remets en route sous la pluie. Des éclairs s’abattent de tous côtés. Je hurle des paroles incompréhensible à l’adresse de la forêt. Je donne un coup de poing à un arbre. « Sanité pour insanité, prenons ce qu’il y a de plus noble ! » je crie, citant Omar Khayyam. Le cerf me rattrape. Il se met à courir à côté de moi. Je le caresse mais ma main ne touche que des gouttes de pluie.
Enfin, j’arrive à l’église am Fridhof. Il n’y a personne. L’église est vide. Les vitraux violets et bleu brillent sur mon passage. Je pénètre dans l’édifice au toit d’or. Je ne rejoins pas ma chambre, je m’agenouille à terre devant l’autel. Là, je jette mes feuilles d’arbres sur la statue du Christ.
— Voilà Dieu, je viens expier mes mensonges.
Je suis trempé jusqu’aux os.
— Voilà Dieu, voilà des feuilles, maintenant donne-moi l’inspiration je vais réparer mes erreurs.
Un bruit de porte me fait sursauter. Mais il n’y a personne. Je me dirige vers les cierges et éteins toutes les bougies. Puis je m’allonge sur le dos dans l’église fixant des yeux le plafond et les anges. Je n’écris rien, je contemple les scènes de la vie du Christ au-dessus de mon front en sueur.
— Allez Dieu, tu peux faire mieux. Donne-moi l’inspiration qu’il me faut.
Je vais chercher un livre dans ma chambre, je déchire les pages et me mets à écrire comme un damné sur les marges. Un filet de bave me coule des lèvres. J’écris une bonne partie de la nuit devant l’autel. Le sacristain n’est toujours pas rentré.
J’écris dans la pénombre. Il ne reste presque plus aucun cierge pour éclairer l’église. De toute façon j’ai éteint les lumières. Je suis assis dans la nef, les feuilles de livre éparpillées devant moi. J’en brûle certaines quand l’envie me prend avec les cierges. J’écris frénétiquement jusqu’à noircir toutes les feuilles. Et quand je n’ai plus de feuille, j’écris sur les tentures de l’autel. Une statuette de la vierge marie tombe par terre. Je me signe. Puis je m’évanouis. En me réveillant, je suis certain d’avoir écrit un chef d’œuvre. Je contemple l’amas disparate de feuilles toutes autour de moi. J’en agrippe une dans une demi-conscience, mais il n’y a que des gribouillis dessus. Fou d’angoisse, j’agrippe une deuxième feuille, puis une troisième. Il n’y a que des gribouillis incompréhensibles. Je m’affaisse à nouveau sur le sol, sonné par ce nouvel échec. Soudain la porte s’ouvre à la volée. Une large ombre paraît dans l’entrebâillement de la porte. Je me lève d’un bond. Le cerf m’a retrouvé. L’animal s’approche de moi doucement et je plisse les yeux. Je ne suis plus tout à fait sûr de ce que je vois.
— Prince ? Mon enfant, qu’est-ce qu’il t’arrive, me demande le sacristain.
Depuis plusieurs semaines, je ne sors plus de ma chambre dans l’église. Les heures tournent dans un froid religieux sans que j’aie envie de mettre le pied dehors.
Le sacristain m’a apporté du Kürtõskalác, un gâteau hongrois brioché. Il s’est assis sur mon lit, mais cette fois il ne m’a pas parlé de ses souvenirs à lui de Hongrie. Il a essayé de me faire parler, mais je me suis enfoncé dans un mutisme obstiné depuis des jours.
Ce matin, j’ai assisté à une messe. J’écoutais le prêtre parler de notre mission sur terre, de l’importance d’aider son prochain, quand Veronika a essayé de m’appeler. Je n’ai pas décroché.
Je me suis remis à écrire de la poésie. J’écris sur Veronika, mais surtout sur Tasnim. Peut-être enverrai-je un jour un de mes poèmes à Veronika pour lui prouver que je ne mentais pas tout à fait. Mais l’image de la jeune viennoise se floute de plus en plus à mesure que les jours passent.
Le sacristain utilise n’importe quel prétexte pour venir me tenir compagnie, il croit que je me sens seul. Ce matin, Krystof a apporté un bouquet de fleurs blanches, on aurait dit des glycines, dans un petit vase en métal. Il l’a posé juste devant l’unique fenêtre de ma pièce. Il avait les mains croisées dans le dos, il est resté silencieux puis est ressorti pour aller briquer l’orgue.
Pour moi le temps passe vite. J’écris des poèmes, je les relis, je pense aux collines de Chittagong. Je revois les sentiers de randonnée qui mènent dans des endroits difficiles d’accès, jusqu’en Inde ou en Birmanie. Le ciel est émaillé de tâches de graisses, ou peut-être ma fenêtre est-elle sale ? Je me lève pour l’ouvrir et le vent s’engouffre dans mes papiers. Un poème se retrouve sur le sol, je le ramasse. C’est un poème de Radnoti, pas de moi, il s’intitule la marche forcée, le début dit à peu près cela : « Tu es fou. Mais tu échoues, tu te relèves et marche à nouveau. Comme si tu avais des ailes. Le fossé t’attire, tu as peur d’y plonger et si quelqu’un te demandait pourquoi, peut-être te retournerais-tu pour répondre que c’est parce qu’une autre femme et une mort plus noble, une mort plus heureuse t’attendent autre part ».
Je retourne dans la pièce principale de l’église pour regarder les officiant dire la messe. Le sacristain m’a pardonné mon coup de folie de la semaine dernière. Il est devenu un peu plus distant. Je crois qu’il pressent mon départ. Le téléphone sonne à nouveau. C’est Veronika. Je sors devant l’église, bousculé par un enfant de cœur et je décroche.
— Je suis désolée de t’avoir parlé sèchement hier
— Je comprends. J’ai été misérable sur toute la ligne.
Elle ne répond pas.
—Veronika ?
—Oui ?
— Promets-moi de ne jamais sortir avec un écrivain. Ce sont des menteurs.
Veronika éclate de rire.
— Un véritable écrivain tu veux dire ?
—J’ai beau ne pas être écrivain, je partage ce trait de personnalité avec eux. Les romans ne sont que des mensonges sincères
— Des mensonges sincères ?
— Quelque part. Une tentative de faire mentir la réalité avec conviction, une illusion qui vient bercer le lecteur dans un imaginaire réaliste.
— Tu veux qu’on se revoie ?
— Je repars au Bangladesh
Le lendemain, je me mets en route pour l’hôtel où je dois prendre mon poste. Une fois devant la piscine, je jette l’épuisette au fond de l’eau.
— Tu as bonne mine, me dit une silhouette derrière moi. C’est l’écrivaine. Je lui souris, et nous plongeons tous les deux dans l’eau.
— Ton contrat inclut ce genre de baignade ?
— Je ne travaille plus ici
— Depuis quand ?
— Depuis cet instant même.
— Je vois. Tu as réfléchi à notre conversation. Tu veux être écrivain.
— Je me suis mis à écrire. De la poésie.
— Et la jeune fille ?
— Elle n’était qu’un poème de trop dans le chaos de cette ville.
L’écrivaine ne m’a pas entendu. Elle nage un peu plus loin, la tête sous l’eau. Ses cheveux blonds flottent comme un rayon de soleil. J’observe les recoins du bassin. Il n’y a aucune mouche dans la piscine. Je m’aperçois que j’ai en pris goût à mon travail avec l’épuisette.
Il y a 48 insectes de type mouche dans la piscine. Des moucherons, des mouches, et des insectes indéterminés. Je les observe un long moment dans mon épuisette, tout en faisant glisser machinalement celle-ci le long de la piscine.
— La piscine est bientôt prête ?
Elle me regarde avec un sourire narquois, comme pour me rappeler notre baiser échangé quelques jours plus tôt. Je réfléchis avec toute l’intensité dont j’étais capable. Cette femme a été amoureuse de moi, à n’en pas douter. Elle est probablement venue sans son mari ici. Certes mon épuisette n’a rien de glamour – mais ma beauté juvénile l’a tirée hors de l’insipidité de ses grasses-matinées, dans un rêve d’amour partagé. Je pense un instant à Tasnim : pardonne-moi pour cette fois.
— La piscine est prête.
— Vous avez enlevé tous les scorpions ?
— Vous pouvez vous baigner sans crainte, je réponds;
— Ne soyez pas timide !
Elle s’approche de moi et m’apposa un nouveau baiser. Sur la joue cette fois. Puis elle s’allonge dans un transat. Elle met ses lunettes de soleil.
— Il faut que je vous parle.
— Ah oui ?
— Vous écrivez un nouveau roman ?
— Oui. Cela se passe à Vienne. C’est une des raisons de ma venue ici.
— Vous êtes venue seule ?
— Je suis venue avec ma sœur. Elle garde Thuylla ce matin. Il fait si beau. Vous ne nagez jamais ? Je ne réponds pas.
— C’est toujours vous qui écrivez vos romans ?
— Quelle drôle de question
— Et vous écririez pour quelqu’un d’autre… Si cette personne… Si cette personne était dans le désespoir le plus total, envahi par les idées les plus noires… Je veux devenir écrivain.
Je me jetai à ses pieds
— S’il-vous-plait, dites-moi comment faire avant que je reparte.
Il y a 49 insectes de type mouche dans la piscine, je suis le 49ème pour cette femme.
Elle éclata de rire
— Vous êtes incroyable. Je pensais que vous vouliez me séduire pour ma personne. Vous savez, les hommes jeunes ne m’intéressent pas. Mais vous aviez une mine si triste quand je vous ai vu dans ce café. Je me suis dit qu’une aventure vous redonnerait de la joie. Maintenant je comprends. Vous êtes amoureux d’une autre.
— Amoureux ?
— Vous n’écrivez pas. Mais vous voulez écrire. Est-ce pour la gloire ? Pour l’amour ? Pour l’amour de l’art ? Vous devez bien avoir vos raisons. Beau comme vous êtes, je pencherais simplement pour l’amour.
Je rougis.
—Alors, dites-moi comment y arriver. Je ferai l’amour avec vous. Je garderai Thuylla toute la semaine. Tout ce que vous voudrez.
Son rire sonore éclata au-milieu de la piscine. J’eus l’impression que l’eau turquoise en tremblait.
— Il n’y a pas de secret. Il faut écrire.
— Mais ne voudriez-vous pas… Ecrire un livre pour moi ? Oh, un petit livre, cela ne vous demanderait pas trop de temps. Vous l’écrieriez, je le signerait de mon nom. Oh, bien sûr, j’y apporterait aussi mes corrections. Le nom du personnage principal devra s’appeler Tasnim par exemple.
— Allons bon. Tasnim, dit-elle. C’est son nom ? C’est pour elle que vous faites tout cela ?
— Je peux vous le dire à vous. Puisque vous m’aidez. C’est pour elle que je veux que vous m’écriviez un livre. Tasnim est la plus belle fille de Chittagong.
— Allons bon. Je vous crois sur parole. Mais je ne peux pas faire cela.
Elle rit à nouveau. Les bras m’en tombèrent. Mon plan était un échec total.
— Mais si vous écrivez quelque chose d’intéressant, ajouta-t-elle en avisant mon regard désespéré, vous me l’enverrez. Je le lirai et vous aiderait si cela me plait. Elle sortit une carte de son sac rouge. J’aperçus à nouveau le portefeuille que j’avais tenté de voler quelques jours auparavant et je baissai les yeux la mine coupable. Je pris la carte. Elle se leva, et plongea dans la piscine.
J’hésite, je suis dos à l’église. Un passereau vole au-dessus d’une branche de peuplier dans la forêt d’Ottakring. Je me frotte la tempe droite. Le passereau décrit des arcs de cercles. Il cherche une proie. Mon téléphone dans la main droite, je pense aux oiseaux doyels qui vivent dans les forêts de canne à sucre près de Dhaka à Manikgonj. J’ai la bouche sèche. Je compose le numéro que j’ai en tête depuis des jours. Le sacristain est sorti, personne ne peut m’entendre:
— Je me demandais quand tu m’appellerais, me répond une faible voix au bout du fil. Tu es en Allemagne ?
— En Autriche.
— En Autriche ?
— A Vienne, la capitale.
Tasnim soupire. Il y a un long silence, puis elle reprend :
— Pourquoi ne pas m’avoir appelée plus tôt ?
J’entends Tasnim respirer.
— Tu as trouvé du travail ? Ta famille s’inquiète.
— J’ai un travail honnête.
— Toi ?
— Dans un hôtel.
— Tu penses rester en Autriche ?
— Non. Ce n’était qu’un rêve. J’ai rencontré une fille ici. Mais elle ne m’aime pas. Je n’ai pas de chance avec les femmes.
Tasnim rit.
— Tu lui as dit que tu tenais à elle ?
L’obscurité commence à prendre possession de la forêt d’Ottakring. Je marche à une allure frénétique autour de l’église.
— Non. Et je ne le ferai pas.
— Tu n’es pas amoureux d’elle ?
— Je ne sais pas. Je n’en suis plus si sûr.
— Je vois.
— Tu te rappelles des poèmes qu’on écrivait tous les trois le soir chez Shehan ?
— Oui, c’était… Un moment hors du temps.
— Je revois encore la mère de Sheehan nous gronder car nous n’allumions pas assez de lampes.
— Je la trouvais magnifique cette terrasse. Je me demande comment va sa mère.
— Tu sais… J’ai voulu faire croire à la fille que j’ai rencontré que j’étais écrivain. Je ne fais que m’occuper d’une piscine sur le toit d’un grand hôtel de Vienne.
— Tu nettoie des piscines ? Pour des gens riches ?
— Oui. J’évacue les mouches et les mégots. Et je suis payé quelques euros.
Tasnim se remet à rire.
— Pourquoi tu lui as dit que tu étais écrivain ?
— J’ai cru que je l’aimais. Tu sais… Moi aussi je l’aimais… Shehan. Enfin pas comme toi bien sûr mais… Je deviens fou.
— Et cette fille ?
— Elle ne sait pas que je suis fou. J’ai vraiment cru que j’étais amoureux d’elle.
— Mais tu ne l’es pas ?
— Je voulais juste que quelqu’un me croie.
— Je ne comprends pas.
— Je ne suis pas responsable de la mort de Shehan.
— C’est pour cela que tu m’appelles ?
Sa voix s’est faite plus dure, lointaine.
— Je me suis éloigné de lui… Parce que te voir avec lui m’était devenu trop douloureux.
Tasnim soupire.
— Je sais. Tu n’es responsable de rien. Prince, ton père voudrait que tu rentres. Il ne le dit pas, mais il a les yeux rivés sur le sol du matin au soir. Et ta mère est devenue l’ombre d’elle-même.
— Tu veux que je rentre ?
— S’il y a encore quelque chose pour toi au Bangladesh, alors oui.
— Tu sais très bien ce qu’il y a encore quelqu’un qui m’attache au Bangladesh. A part ma famille.
Prince retient son souffle.
— Et cette fille ?
— C’était un mauvais rêve. J’ai joué et j’ai perdu. Elle a découvert que je suis un menteur. Il n’y a plus rien entre nous.
— Quand tu reviendras, peut-être pourrons-nous en parler.
— J’ai quelques choses à régler ici encore.
— Tu pourrais réellement être écrivain.
— Tu crois ?
Cette fois, c’est moi qui me met à rire. Un nœud se dénoue dans ma poitrine. Les nuages se dissipent dans mon esprit à l’idée de revoir un jour Tasnim.
Je raccroche et compose un autre numéro.
— Papa ?
— Oui ?
— Je rentre.
— Bien sûr que tu rentres ! Et il faut que tu m’expliques ce que tu fabriques en Allemagne depuis des semaines. Toute la famille croit que tu es aux Etats-Unis. Je n’ose pas prononcer ton nom en public.
— Je voulais juste te prouver que tu as tort.
— Que j’ai tort ?
— Je peux être quelqu’un de bien.
— Tu es un bon à rien. Mais dépêche-toi de revenir.
La nuit est complètement tombée à présent. J’entends le bruit lointain des arbres. Mes larmes ont séché, et je rentre dans ma chambre dans l’église.
Je suis sur la plage d’Inani. 18 kilomètres de long, une des plus belles plages de la région de Chittagong. Le vent s’est levé sur le district. La plage prolonge celle de Cox’s bazar, la troisième plage la plus longue du monde. C’est le lieu le plus touristique du Bangladesh. J’ai l’impression de voir flotter le visage d’un roi d’Arakan dans l’eau, les rois Birmans qui ont gouverné la région de Chittagong avant les Portugais puis les Anglais à partir du 9ème siècle. Quand j’étais un écolier en uniforme, j’entendais souvent mes enseignants parler de l’amour de Shah Shuja pour cette plage. Il y aurait fait stationner contre toute logique ses camps militaires. Comme lui, je me sens happé par la beauté de l’endroit. Une mouette me survole. Mon regard se pose au millier de rochers de la plage. Je pense aux palanquins du prince Shuja, immobilisés sur son caprice à Cox’s bazar. On trouve toujours une plage appelée Dulahazara, « les mille palanquins » dans les environs. Je me promets d’y aller m’y baigner en pèlerinage.
Le soleil fait une descente de police sur l’eau. Une jeune fille avec une robe blanche à fleur bleue joue avec sa petite sœur. Les pierres de corail recueillent la lumière du soir. J’ai les pieds dans les vagues, le regard fixé sur les nuages devant moi. Tasnim n’est pas venue. Je me rappelle des paroles du sacristain « il faut s’efforcer d’aller chercher l’horizon pour être heureux ». La lumière vive rejaillit sur les coquillages blancs éparpillés sur le sable. Je me mets à courir en direction de l’océan, et je finis par immerger tout mon corps dans l’eau. Je ne nage pas très vite, mais j’avance, toujours plus loin, tandis que la nuit qui commence à tomber fait rougir l’océan. Je ris aux éclats sans savoir pourquoi. Il y a de petites barques avec des fanions oranges un peu plus loin. Les nuages font tomber un filet opaque sur l’océan, comme s’ils voulaient pêcher les nageurs.
Je ferme les yeux sous l’eau. Je suis encore à Vienne, dans la piscine du Grand Leopold Hôtel, sauf que les flots ont pris une teinte sombre et que je n’ai plus l’intention de séduire Veronika. Je sors la tête de l’eau j’ai le vertige. Je regarde des adolescents courir sur la plage. Devant moi, les serveurs de l’imposant hôtel Royal Tulip s’affairent sur la terrasse. Je fais la planche et observe la piscine du toit du Royal. C’est là où je travaille depuis une semaine. Il faut croire que mon expérience viennoise a plu lors de l’entretien. J’ai peut-être exagéré mes attributions à Vienne, puisqu’on ne m’a pas embauché non pour la piscine, mais comme manager. Qu’importe, la lettre que j’ai rédigée en me faisant passer pour mon employeur était excellement tournée. Satisfait de moi-même, je plonge la tête dans l’océan.
« Il faut écrire », j’entends le rire l’écrivaine au moment où je suis complètement immergé dans l’eau. Mon visage touche un banc d’algues. Je revois les longs cheveux blonds qui s’agitent méthodiquement sur sa nuque alors qu’elle me donne ce conseil. Je remonte à la surface, mais il n’y a plus que la fragile lumière du soir et moi, les familles ont presque toutes déserté la plage.
Le nom Cox’s bazar a été donné à la plage qui prolonge celle d’Inani par un capitaine Anglais, Hiram Cox. La plage commémore son engagement en faveur de l’intégration de la population arakanaise à la population bengalie à la fin du 18ème siècle. J’aperçois un petit cheval brun au bord de l’eau, mené par un cavalier en chemise blanche. C’est la première fois que je vois un cheval sur la plage. Il doit venir de Tekhnaf, une partie de la plage dévorée par la mangrove, et plus excentrée.
Je nage encore une heure, les yeux éclaboussés par le crépuscule. Puis je sors de l’eau et me juche sur les rochers recouverts de mousse pour observer les dernières familles qui se baignent près de moi. Enfin je me dirige vers l’hôtel où je vais prendre mon service. Soudain, une silhouette se détache dans la faible lumière. Elle marche maladroitement sur les pierres qui jonchent la plage. Je ris sans trop savoir pourquoi. En s’approchant de moi, l’apparition secoue son épaisse chevelure.
— Bonjour Tasnim.