Az idő minden sebet begyógyít. (Le temps guérit toutes les blessures)
Il y a une tâche rouge sur l’émail. C’est mon sang, il s’échappe par filets parallèles. J’imagine que des poissons noirs nagent à l’intérieur du liquide pourpre.
— Tout va bien ?
Ferko toque à la porte des sanitaires. L’air sent la mort. Je me redresse, j’essuie mon doigt ensanglanté sur ma robe en lin, au niveau des fesses, personne ne s’en rendra compte.
Il est dix-huit heures et ma journée de travail commence à peine. Le ciel étincelle de blancheur dans Budapest, mais je ne peux pas le voir. J’ai mal au dos. Je m’agrippe à un coussin en velours noir, je branche les ordinateurs. Mon micro est caché dans mon soutien-gorge rouge.
— Ta main est en sang, fait un Italien, qui se branle à la webcam.
Je palis et essuie mon doigt sur le velours rose d’un coussin griffé Hello Kitty. Ferko allume les néons depuis sa cabine dans le couloir. J’enlève mon soutien-gorge. Je suis seins nus. L’Italien jouit et éteint sa webcam. Je suis en nage. Mes cheveux collent à mes tempes, mais au moins, la plaie semble avoir commencé à cicatriser.
Ferko hurle quelque chose probablement « tu veux un sandwich », mais je ne l’entends pas, je pense au ciel de Budapest, qui doit s’être obscurci. Je pense que les étoiles jaillissent déjà sur le pourpre du soir. Mes yeux se ferment. Je me masse le sein droit. J’ai une grosseur depuis quelques semaines. Il faut que j’aille voir un médecin.
— Tu veux un sandwich, oui ou merde ? Je suis en train de commander un kebab et un sandwich pour toi. Cela te va ?
Je sors de la petite pièce, tout en agrafant mon soutien-gorge. Quand j’aurais fini ma journée, la nuit se sera évanouie. Je croque dans un morceau de sandwich en me demandant ce que fait Rozsa. Je la confie à Sarika, ma voisine en fauteuil les soirs où je travaille contre trois mille forints.
Cette nuit-là se passe tranquillement. Je dégrafe mon soutien-gorge et ma culotte noire fendue une quinzaine de fois. Il est cinq heures trente, je vais bientôt éteindre ma webcam quand Ferko me crie quelque chose. Je me demande s’il est fou, je ne veux pas de sandwich le matin, mais il parle d’autre chose, il me demande de prendre un dernier client.
C’est un Américain de taille moyenne, avec de beaux yeux en amande. Sa peau est sombre, il est peut-être mexicain. Comme souvent, il veut discuter avant le sexe. Il me demande si j’ai de la famille en Hongrie.
— J’ai une fille, Rozsa.
— Elle va à l’école ?
Je suis fatiguée de mentir ; alors je ne mens pas, il est tard, et j’ai envie de rentrer chez moi.
— Elle est handicapée.
Je croise son regard à travers la webcam. Mon ventre me fait mal, j’ai mes règles. J’ai du changer de tampon entre chaque session. L’Américain reste silencieux un moment.
— Tu fais ça souvent.
Je soupire. Je n’ai pas envie de répondre.
— Environ quinze fois par nuits. Tu as envie de moi ?
— J’ai très envie de toi. Tu es très belle.
J’ai presque quarante ans. Je sais que je ne suis pas la plus belle des filles de Ferko. Je sais que je devrais bientôt raccrocher. Je souris toujours lorsqu’un client me fait un compliment, par habitude sans doute, mais ce soir, je ne sais pas pourquoi, mon regard s’assombrit. Je contemple la peau sombre de l’inconnu. Je me dis qu’un océan de souvenirs et de différences nous sépare. Je m’imagine dans ses bras, lui qui n’a probablement pas plus de trente-cinq ans.
— Ta main, tu es blessée ?
Ma plaie s’est rouverte. Je lui fais signe de patienter, puis je change le pansement que j’ai amené dans la cabine avant la session.
— Tu as toujours envie de moi ?
Je fais attention à ne pas trop découvrir mes dents en souriant. L’une d’elle est cassée. Je sais que je ne suis pas la plus belle, l’Américain aurait pu cliquer sur la fille qui travaille dans la cabine d’à côté, elle est plus mince que moi, ses cheveux lui tombent comme la nuit sur ses épaules fragiles. Je souris, mais mon cœur est ailleurs, il est perdu dans la nuit sans remords de Hongrie.
— Je suis écrivain.
Je me demande bien ce que je vais faire de l’information, mais je hoche la tête. Je passe une main dans ma culotte. L’Américain se tait quelques secondes, il a probablement commencé à se branler. Je me retourne et fais mine de dégrafer mon soutien-gorge.
— Arrête. Reste un peu comme cela.
Je hoche à nouveau la tête. Une demi-heure s’écoule, il jouit deux fois, je crois. Puis il me demande :
— Tu connais « L’oiseau silencieux ? »
— Non.
— C’est un poème d’un des plus grands poètes hongrois, Ervin Adry. Ce qui est merveilleux, c’est qu’Ady a modernisé la poésie hongroise tout en conservant des thèmes classiques comme l’amour. Tu me fais un peu penser à l’oiseau de ce poème.
— L’oiseau de ce poème ?
— Oui, c’est un oiseau atteint d’une maladie rare qui se cache des hommes, comme toi tu te caches derrière ta sensualité. Il sort tous les soirs pour nourrir ses petits et en passant devant la lune, il se met à chanter. Tu chantes ?
— Parfois.
— Tu parles bien anglais.
J’éteins la webcam sans lui dire au-revoir. Sa comparaison avec l’oiseau m’a touchée. Je me rhabille, sors de l’immeuble sans saluer Ferko qui me hèle sans succès. Je bouscule la fille de la cabine d’à côté. Dans la rue, je pleure. J’ai bientôt quarante ans. J’ai aimé un homme, j’ai eu une fille avec lui. Est-ce tout ce que j’ai à vivre ?
Je traverse la place des héros, dans le centre-ville de Budapest. C’est une place qui a été érigée pour célébrer mille ans d’installation des Hongrois ou Magyars dans la plaine de Hongrie. Je m’arrête un instant pour regarder les étoiles se dissoudre dans le ciel rose comme dans de l’acide. Ma poitrine est lourde, mon cœur comme un oiseau s’envole vers l’Américain. Je vois ses yeux en amande dans les nuages, et je comprends que c’est trop tard pour fermer ma poitrine à l’amour.
Je dépasse l’avenue Andrássy et pénètre dans le bois du château de Vajdahunyad, 120 hectares de nature au cœur de la ville dans le 24ème arrondissement de Budapest. Rozsa s’est-elle réveillée ? A dix ans, elle a du mal à exprimer ses sentiments. Mais je la comprends par cœur. Mes mains se serrent sur ma sacoche blanche. Un groupe de jeunes adolescents me dépasse.
Je ne l’ai pas dit à l’Américain. A quoi bon ? Moi aussi j’aime la poésie. Je connais très bien Ervin Adry. D’ailleurs, alors que je me trouve devant le château de Vajdahunyad, devant l’étang du bois du château de Vajdahunyad, je me récite les premiers vers du poème :
« Les oiseaux du silence
S’envolent lorsque minuit sonne
Par une nuit d’été
Dans les rayons pales des étoiles
Ils défient l’obscurité
Et l’amour leur est inaccessible
Les oiseaux de Hongrie
Sont les étoiles de feu
Qui brillent dans la nuit d’or
Et agitent leurs plumes de fumée
Devant les cils des amantes ».
J’habite à un kilomètre du château de Vajdahunyad, dans une résidence surveillée par un gardien. Celui-ci me regarde, méfiant, sortir mon trousseau de clef de mon sac en cuir blanc.
En pénétrant dans l’appartement, je vois Sarika endormie. Rosza dort dans son petit lit. Je souris en voyant le visage paisible de ma fille et sors à tâtons de sa chambre dont je referme la porte. Je pousse le fauteuil de Sarika jusque dans le salon. Elle ne dort plus, ma voisine est une vraie pipelette, et j’ai du mal à l’arrêter.
Une fois Sarika repartie dans son propre appartement, j’ouvre grand la fenêtre du salon. Les automobiles commencent à défiler dans la rue. Le ciel a pris une teinte violette, l’air sent la rose et l’essence mélangés. J’entends Sarika qui met en marche sa cafetière. Je soupire et je pense à l’Américain. Où a-t-il dit qu’il habitait déjà ? Oregon… Je cherche des informations sur l’Etat de l’Oregon sur internet : Alis volas propriis « Elle vole de ses propres ailes ». Je trouve la devise de l’Etat magnifique. Puis je fais ce que je ne suis pas sensé faire, j’entre le nom du poète dans Google. De nombreux résultats apparaissent sur l’écran de mon ordinateur.
Il s’appelle Jan, il publie dans de nombreuses revues, surtout de poésie, en Anglais.
Je me demande s’il reviendra. Mais le lendemain et le surlendemain, j’enchaîne les sessions sans le revoir. L’oiseau silencieux m’obsède. Sur le chemin du retour, pour rentrer chez moi, je vois la peau sombre du poète se mélanger aux arbres du bois du château de Vajdahunyad.
Est-ce tout ce qu’il me reste à vivre ? Le jour de mes quarante ans, j’allume une cigarette pendant que Rozsa dévore une crème glacée. La fenêtre du salon est ouverte, le vent glacé, pourtant nous sommes en été. Je me masse les tempes. Cela fait un mois que j’ai rencontré virtuellement l’Américain, il n’est jamais revenu, et pourtant je suis obsédée par son visage. Je le vois dans chacun de mes rêves.
Le médecin m’a demandé de passer des radiographies de mes seins. Il se pourrait que j’aie une tumeur au sein droit. Il ne m’a pas dit cela, mais je le devine. Je suis fatiguée, je pense de plus en plus à la mort. Le cancer, je l’attends de pied ferme, comme un ami de longue date, j’attends qu’il me donne l’impulsion pour me jeter du précipice de la vie et en finir. Rosza sseule me retient à la vie.
Je suis l’actualité de Jan sur internet. J’ai vu qu’il a gagné la compétition de poésie la plus prestigieuse de l’Oregon, l’an dernier avec un poème « les fruits du pommier noir », que je trouve merveilleux. Alors je l’apprends par cœur. J’apprends chacun de ses poèmes par cœur, je me les récite le soir, tout en songeant à mourir.
« La pierre des heures au cou,
Je m’élance dans la houle d’un océan malade,
Les anguilles s’écartent et l’ombre m’envahit,
La marée pourrit sur le sable des âges,
Et le ciel ridé s’obscurcit de superstitions pourpres
La beauté des roses a la violence d’un chant de guerre
Les fruits du pommier noir dégoulinent d’espoirs déçus
Laissez-moi trahir le vent, mettre le feu aux horloges,
Je suis perdu dans le temps
Du sang perle des montres des hommes d’affaire,
Leurs aiguilles sont des coups d’épée dans l’eau du soir
Une fourmi rouge est montée sur mon épaule nue
Pour observer le monde blanchir comme un vieillard ».
Je trouve que Jan a du talent. Et je ne suis pas la seule. Sur son site internet, j’ai vu qu’il a reçu de nombreux prix.
Après une nuit particulièrement éprouvante, je fais un détour par le centre-ville de Budapest. Le médecin m’a fait hier l’annonce de mon cancer. Je suis à un stade particulièrement avancé. Tant mieux. Que la mort vienne, je l’attends. Peut-être pourrai-je visiter l’Oregon, et rendre visite à Jan, quand je serai un fantôme ?
A könyvek néma mesterek. (Les livres sont des maîtres silencieux). Je commande les livre de mon poète américain et caresse leur reliure pendant des heures.
Je ne sais pas pourquoi, je me mets à écrire. Je ne pense pas que mes phrases aient une quelconque beauté. Mais je ne peux m’empêcher de coucher mes angoisses sur le papier. La lune frappe de sa lumière le clavier de mon ordinateur. J’écris en buvant du mauvais whisky, toute la journée, sans me reposer. La compétition du meilleur poète de l’Oregon auquel je sais que Jan participera vient de débuter. Alors je me saisis d’un de mes volumes d’Ervin Adry. Au hasard, je déchire une page et la retranscrit frénétiquement sur mon clavier.
Le lendemain, j’envoie un message à Larko pour lui dire que je serais absente car malade. Je dors une partie de la journée, Rozsa essaie plusieurs fois de me réveiller sans y parvenir. Sarika m’apporte un kürtõskalács. Je ne lui ai pas dit pour mon cancer. Le kürtõskalács est délicieux. Il s’agit d’un dessert brioché saupoudré de cannelle. La bouche pleine de sucre, je fixe l’écran de mon ordinateur. J’ai recopié le poème d’Ervin Andry en changeant un mot à chaque phrase, puis je le traduis automatiquement en anglais sur Google Traduction. Voici le résultat :
Je suis l’otage de l’oiseau du silence
Et la nuit a refermé ses lourdes grilles
Sur la clarté de mon coeur
Un verger d’étoiles pâlit devant mon martyr
Les enfants se sont tus. J’ai cherché ta main dans le noir,
J’ai agrippé la tige d’une rose qui perdait ses pétales
Le chant d’un prisonnier m’a délivrée de ma solitude
J’ai dépose ma vie sur l’enclume de ton sourire,
Une chimère hideuse rodait autour de ma geôle,
Mais ton visage m’empêchait de m’enfuir
La beauté déferlait des pupilles nuageuses du soir
Je me suis agenouillée sur les décombres d’une rose,
J’ai fait un signe de croix ;
La tempête s’annonçait,
La pluie a réfléchi mon âme sur le ciel —
J’ai entendu ta voix
J’ai vu les fumées noires s’échapper de tes yeux.
J’ai dansé longtemps avant que la nuit s’éteigne.
L’amour est une bâlafre sur la joue du rêve
Une lampe qui menace de s’éteindre à chaque coup de vent du réél
J’étais le capitaine d’un songe. Je parlais au vent à la lumière de la poésie,
Un oiseau diabolique m’a donné un coup d’épée ;
Je l’entends chanter mon martyr dans un pays lointain
Je me dis que l’amour que j’éprouve pour un poète que je n’ai vu qu’une fois à la webcam est une folie qui ressemble à la folie des écrivains pour leur art. Je me mets à rire comme une damnée. Tout m’est indifférent à présent, sauf le respect de Jan. J’imprime le poème, je le poste à l’adresse du jury du concours de l’Oregon.
Je sais que je gagnerai le prix du meilleur poète de l’Etat de l’Oregon. Aki mer, az nyer. (Celui qui a de l’audace, réussit). Jan sera jeté à bas de son trône littéraire parce qu’il n’a pas su répondre à l’amour naissant d’une âme déjà morte.
Je le vois à travers le brouillard de Budapest prendre son repas tranquillement, lire le journal après avoir été sur un autre site de cam-girl. Sa femme lui caresse l’épaule, elle l’aime, cela se voit. Je serre les dents, j’invoque la mort, mais elle non plus ne peut rien pour moi. Seule la littérature, la poésie, peut me sauver de l’amour. Alors, tandis que le cancer ronge chacun de mes os, allongée sur un lit d’hôpital, je souris.
Cette année, le meilleur poète hongrois défiguré par une amateure va remporter le prix du meilleur poète de l’Oregon. Simplement parce qu’une cam-girl délaissée est tombée amoureuse d’un regard en amande. La vie est pleine de joyeuses coïncidences ! Et alors que la nuit m’emporte, mon sourire s’attarde sur mes lèvres. Je les entrouvre, découvrant une dent cassée des années auparavant. Une petite imperfection qui me rend belle, qui est comme ce poème du grand auteur hongrois que j’ai modifié selon mon gré. Imparfait, et sublime.