En 1922 naquit à Sholashahar, dans le district de Chittagong, un jeune homme que l’on nomma Syed en hommage à un lointain oncle qui venait de trépasser. Que cet oncle ait été peu apprécié de son vivant, qu’il eut bu plus que de raison ou joué aux cartes plutôt que de s’occuper de sa famille, tout ces faits ne furent pas pris en compte au moment de baptiser le nouveau-né.
D’ailleurs, ce nom lui allait comme un gant, et la famille du petit Syed oublia bien vite l’aïeul qui avait donné à son insu son patronyme. Sholashahar est une ville de taille moyenne, située à environ 183 kilomètres de Dhaka. Au moment où commence le récit que vous tenez (fermement, je l’espère) entre vos mains, il pleut dans tout le district de Chittagong.
Les dattiers luisent sous des gouttes grosses comme des poings et le soleil peine à recouvrer son règne dans un ciel obscurci par d’épais nuages. Un passereau aux reflets bleu surveille une maison dont le blanc étincelant indique qu’elle a été repeinte récemment. Les arbres banyans s’agitent sous le vent d’est, et ce dernier recouvre les cris du petit Syed qui tête le sein.
Nous sommes vendredi au début de cette histoire et le père du petit garçon revient de la mosquée avec un livre relié dans les bras. Sur la couverture est écrit en bengali « Gitanjali ». Il s’agit d’un recueil de poèmes du savant Indien Rabindranath Tagore. Le père est trempé, ses lunettes embuées l’empêchent d’y voir clair, mais il finit par trouver l’entrée de la maison. Après avoir enlevé ses chaussures, il soupèse le volume et entreprend de le débarrasser des gouttes d’eau inopportunes.
— Qu’as-tu avec toi ? Lui demande Arpita, sa femme.
La jeune et jolie brune porte l’enfant dans ses bras nus. Son sari beige est froissé de tous côtés. Elle s’essuie son visage en sueur du bras droit. Le soleil glisse dans la pièce principale de la maison comme un intrus. La pluie vient apparemment de cesser de battre le tambour. Le père de Syed jette un coup d’œil par la petite fenêtre. Puis, il la referme en soupirant.
— J’ai discuté avec le mollah une demi-heure. C’est un érudit. Et un grand lecteur. Il m’a prêté ce livre.
— Que comptes-tu en faire ?
— Nous le lirons au petit. Chaque soir. Chacun des chants lyriques de ce recueil, nous les lui lirons, l’un après l’autre. Et quand nous en auront terminé avec les nombreux poèmes qui composent cet ouvrage, le petit aura grandi. Et il pourra lui-même versifier.
— Oh, je vois. Tu veux en faire un poète !
— Cela te dérange ?
— Je ne sais pas…
— Tu sais que j’ai tenu moi-même une gazette littéraire.
— Tu en parles tellement !
— J’aurais aimé vivre de ma plume. Mais le petit vivra ces belles choses à ma place.
Le père de Syed était un fonctionnaire du Raj britannique. Il parlait un anglais courant, qu’il enseigna à son fils dès son plus jeune âge. Un beau jour, la famille de Syed déménagea à Mymensingh. L’enfant venait d’avoir huit ans. Le jour de l’emménagement de la famille Walliullah, le Brahmapoutre envoyait dans l’air d’épaisses fumées brunes.
Sur le chemin qui le menait chaque jour de l’école à sa maison, le petit Syed croisait immanquablement une pierre tombale. Elle était recouverte par un tissu rouge. Intrigué par l’isolement de la tombe, située sur une petite colline, l’enfant y demeurait un moment assis. Il songeait invariablement aux personnages de son prochain récit. Le père de Syed avait terminé depuis longtemps déjà la lecture de l’œuvre de Rabindranath Tagore à son fils. Et ce dernier semblait se conformer aux désirs de celui qui l’avait élevé.
Syed s’asseyait sur la terre de la petite cour de sa maison, traçait nonchalamment des lettres bengalies sur le sol. Puis il fixait des yeux le soleil jusqu’à en être aveuglé. Ensuite, il courait se réfugier dans la pièce principale de leur maison de Mymensingh. Attablé, il écrivait chaque jour selon ce ritue l’ébauche d’un récit d’aventure.
Combien de héros de guerre ont perdu la vie sous les traits du jeune garçon ? Combien d’héroïnes ont été enlevées sous sa plume acérée ? Je ne saurais vous le dire. En revanche, moi qui ai connu Syed adulte, je peux attester de sa passion pour l’aventure.
Bien des années plus tard, quand Syed eut quitté le Bangladesh pour parcourir le monde, il devait se rappeler de ses rendez-vous littéraire avec le soleil et la cour de sa maison d’enfance.
Et le jour où il l’oublia marqua un tournant dans sa vie. Il visitait l’Australie depuis plusieurs semaines déjà, quand, harassé par la chaleur, il décida de donner sa chance à une petite gargote qui distribuait de l’eau fraiche aux nombreux clients. Syed travaillait comme journaliste pour The Statesman de Calcutta. Il avait été envoyé à Melbourne pour prendre le pouls de la communauté bengalie locale.
Une femme en longue robe blanche, tenue par une large ceinture en cuir marron lacée attendait son verre en passant avec un ennui certain une longue cuillère sur ses lèvres soulignée de rouge. Syed dévisagea la belle inconnue. Il était manifeste qu’elle n’attendait personne. Elle était venue comme lui se rafraichir ici. Il fit connaissance de celle qui deviendrait sa femme. Elle était française, s’appelait Anne-Marie, et vivait d’un salaire de préceptrice.
En 1947, un événement historique bouleversa le visage de l’Asie pour toujours : l’Inde se sépara dans la douleur du Pakistan, qui naquit au monde en tant que nation. Syed, qui était musulman, décida de rejoindre le Pakistan oriental. C’était le nom que l’on donnait à l’époque au Bangladesh. Il emmena Anne-Marie et le fils qu’elle venait de mettre au monde. Lors de leur arrivée, ils furent accueillis par une tante éloignée qui serra Syed dans ses bras comme si elle eut eu peur de le perdre dans les remous de l’Histoire.
La tante était aimable, mais intrusive, et comme souvent nos adorables tantes, se mêlait de ce qui ne la regardait pas. Elle faisait mine de balayer le salon de la maison où étaient hébergés Syed et sa femme, et jetait un coup d’œil dans la chambre conjugale dès qu’elle le pouvait. Anne-Marie, qui n’entendait pas être épiée de la sorte, obtint de son mari qu’ils déménagent dans l’année.
Les époux s’établirent à quelques kilomètres de la vieille tante malicieuse, dans le centre-ville de Dhaka. Leur maison était mitoyenne avec un couple de biharis âgés, auxquels Syed lisait le soir venu ses nouvelles. Inspiré par son enfance à Mymensingh, le jeune homme s’était mis en tête de narrer la vie d’un village bouleversée par l’arrivée d’un inconnu habité de mauvaises intentions.
Ce roman, « l’arbre sans racines » devait bientôt devenir son chef d’œuvre. Et moi qui ai été l’ami de Syed, bien que je sois beaucoup plus jeune que lui, moi qui ai été tant inspiré par son œuvre, je ne peux que vous en recommander la lecture. Ce roman merveilleux a changé ma vie ! Il m’a permis de mieux comprendre mes semblables en affinant mon sens de la psychologie. Vous ne me croyez pas ? Je ne suis pourtant pas un ayant-droit de l’auteur. Je ne touche aucun taka sur la vente de ses livres. Mais Syed nous a quitté depuis longtemps désormais, et voilà que je vieillis ; je perds le fil de mon histoire…
Le jour où « l’arbre sans racine » fut publié, j’étais un tout jeune homme. Le livre bénéficia d’un stand à la foire du livre de Dhaka. Je m’étais rendu dans la capitale bengalie pour y poursuivre des études d’économie qui me lassaient. J’avais séché un cours, peu fier de mon fait, et j’errai à travers les rues, quand le vacarme de la foire attira mes pas erratiques. Moi qui aimais tant écrire et lire, voir tant d’écrivains vivants le même jour ! J’étais fou de joie, j’en oubliai le cours d’économie manqué.
Je reconnus plusieurs noms de la littérature bengalie, mais en passant devant un stand, je remarquai l’ébullition autour de celui-ci. Les badauds s’étaient attroupés autour d’un homme déjà dans la force de l’âge, dont les tempes accueillaient des mèches de cheveux gris. Il s’agissait de Syed Walliullah, l’écrivain qui devait bouleverser pour toujours la littérature de mon pays.
Je continuai mon chemin et errai dans la foire. Alors que le soir commençait à poindre, une averse se mit à tomber sur la foire aux livres. Le visage de Syed pris une couleur rouille. Il était dépité que les livres étalés sur son stand prennent l’eau. Je me précipitai pour l’aider et nous fîmes connaissance. Il m’apprit que sa femme attendait un second enfant, une fille, et qu’il avait écrit « l’arbre sans racines » pour subvenir aux besoins de sa famille. Je lui trouvais une certaine propension à la nervosité, mais devinant une grande sensibilité chez l’homme, je n’en conçus que plus d’admiration.
Sa fille naquit quelques jours plus tard et je pris l’habitude de rendre des visites fréquentes à la famille Waliullah. Je m’asseyais sur le toit de la maison du couple sur une natte en osier. La nuit laissait planer sur nous ses yeux charbonneux, et nous devisions de l’état du monde. Syed était particulièrement préoccupé par l’indépendance du Bangladesh, qu’il devinait sous la marche dissimulée de l’histoire.
1971 arriva bien vite. Syed envoya sa femme et ses deux enfants en Angleterre. J’avais repris des études de lettres cette fois et me tenais éloigné de toute forme de politique universitaire. Mais Syed se passionnait pour la rébellion qui grondait dans tout le pays.
Il s’engagea bientôt dans les Mukto Bahini. Je ne pus l’empêcher de donner sa vie pour la nation bengalie. Sa fougue lui masquait une réalité parfois macabre. Les pakistanais avaient imposé leur langue au Pakistan oriental dont Dhaka était la capitale. Je commençais tout juste à percer en tant qu’écrivain, Syed avait déjà écrit les manuscrits d’autres chefs d’œuvres et le vent soufflait fort sur la capitale.
Notre dernière rencontre eut lieu la veille de la déclaration d’indépendance du Bangladesh. J’étais devenu méfiant, je me doutais que mon amitié pour l’écrivain célèbre me rendait suspect aux yeux de l’occupant pakistanais. J’avais donc rasé les murs pour me rendre chez Syed Waliullah. Mes mains étaient chargées de pâtisseries que j’offris à mon ami. Il me fit asseoir.
— L’heure est grave.
— Que se passe-t-il ?
— L’indépendance. Elle sera proclamée demain.
Il se leva subitement, et pris mes mains dans les siennes. Il exultait de joie. Je me reculai, méfiant. Aujourd’hui encore, alors que ce jour est noyé dans les flots troubles de ma mémoire, je n’ai de cesse que de maudire ma couardise de l’époque. Bien sûr, j’étais jeune, je venais à peine d’achever dans la douleur mon premier roman…
Je voulais vivre, je crois. J’avais peur. Non, j’étais terrifié. La guerre avait fait de moi un réceptacle d’angoisse. Et ce dernier soir, à la faible lumière des chandelles qui éclairaient le patio de la maison de l’écrivain qui m’avait initié aux joies de la littérature, je me tus. J’étais incapable de répondre quoi que ce fut à mon ami. Syed ne parut pas s’en offusquer.
— Je vais rejoindre les Mukto Bahini, les rebelles, m’avoua-t-il soudain.
Je pensai à sa femme et à ses deux enfants et mon cœur se serra. Je le quittai dans une nuit d’encre. Sur le chemin du retour, un fonctionnaire pakistanais m’emboita le pas. Je le connaissais bien, il était déjà venu à plusieurs reprises s’informer auprès de moi au sujet de Syed. Ce n’était qu’au prix des détails que je lui fournissais sur la vie du grand écrivain qu’il me laissait travailler en paix à ma propre œuvre.
Eh, quoi ? J’ai trahi mon meilleur ami, oui, le plus grand écrivain du Bangladesh de son époque ; j’ai trahi ma patrie, peut-être, je le sais tout cela. Mais aujourd’hui, alors que la vieillesse me renifle comme un vieux chien, je veux le crier haut et fort : ce n’est pas moi qui ai trahi Syed, c’est la guerre. La guerre a fait de moi un monstre, elle a séparé deux âmes que la littérature avait réunies pour un temps. La guerre a enterré ma morale, c’est elle qui m’a poussé, ce dernier soir, a balbutier en tremblant devant l’uniforme du soldat :
— Il rejoindra les rebelles demain.