Je jetai un coup d’œil sur les murs infectés par l’humidité de la pièce. Le papier peint tombait en lambeaux. Les larmes commencèrent à me monter aux yeux.
Un miracle, il me fallait un miracle.
Alors, comme dans un mauvais film Hollywoodien, la sonnerie de mon téléphone retentit.
— Je cherche à vous joindre depuis quelques jours. Je suis le rédacteur en chef du Monde. J’aimerais vous proposer quelque chose…
Je balbutie des salutations cordiales, et incapable de décrocher une syllabe, j’attends que mon interlocuteur reprenne la parole.
— Vos papiers m’ont plu. Nous cherchons un collaborateur régulier. Bien entendu, la paie correspondra à votre expérience, mais je crois que nous pourrions nous entendre. Vous cherchez toujours un emploi fixe ?
— Oui, lâchai-je et mon visage pris une teinte carmin. Je respirai un grand coup :
—Comment se déroule le processus de recrutement ?
Un petit morceau du plâtre du plafond se détacha et tomba dans mon verre de vin. Je le fixai en attendant la réponse du rédacteur avec anxiété et joie mêlées.
— En raison de la pandémie, nous ne vous demanderons qu’une chose. Nous voulons un papier original de vous, sur un sujet que nous n’avons jusqu’ici pas traité dans le supplément du Monde. Histoire, société, politique… Vous choisissez. Vous êtes Indien ?
— Je suis Français.
— Mais votre prénom, Sukanta, c’est…
Je déglutis.
— Ma famille vit au Bangladesh. J’ai émigré pour mes études et je n’y suis jamais retourné.
— Le Bangladesh… Voilà qui est intéressant. Cela pourrait plaire au comité de recrutement. C’est un pays dont nous entendons très peu parler, et je crois que le Monde voyage n’a jamais publié de reportage ou de papier sur le sujet. Vous vous y connaissez un peu ?
J’avalai ma salive et fit un bruit de déglutition. Je priai pour que mon interlocuteur n’ait rien deviné de mon malaise à l’autre bout de la ligne.
— Absolument. C’est-à-dire que… Comme vous voudrez.
Nous discutâmes encore quelques minutes des aspects pratiques de l’embauche. Tout semblait parfait et je raccrochai certain d’avoir décroché le poste que je convoitais depuis des années. Soudain, je me rappelai que je venais de promettre un papier sur le Bangladesh au rédacteur en chef.
Mon malaise au sujet de ce pays date des années 2000, quand j’ai émigré. J’ai coupé les ponts avec toute ma famille. J’ai vécu une enfance malheureuse, ma mère était décédée depuis quatre ans quand je suis parti et je ne me sentais pas proche de mon père. Je n’avais pas de frères et sœurs. La seule personne que je regrettais était ma grand-mère. Elle avait tout de même réussi à me téléphoner en cachette plusieurs fois durant ces années. Je souris en pensant à la vieille femme, enveloppée dans son châle argenté, qui riait toujours lorsque je faisais des bêtises enfant. Elle me manquait.
Je soupirai. Inutile d’appeler Rose pour l’avertir de la bonne nouvelle. Je lui avais déjà servi un mensonge selon lequel j’étais un journaliste en vue. Il me fallait un second miracle pour réussir trouver une inspiration soudaine et écrire sur le Bangladesh. Je m’attelai au sujet toute la soirée, mais aucun mot ne sortit de ma plume. Je désespérais. Je décidai de finir la bouteille de rosé, et m’endormis en rêvant de mes retrouvailles avec Rose. Quand je me réveillai, je me rappelai que le rédacteur m’avait laissé une semaine, et je frissonnai d’anxiété. Un second morceau de plafond se détacha et tomba sur le clavier inerte de mon ordinateur. Je me frottai les yeux, me fit un café fort et le but en regardant la voisine de l’immeuble d’en face se déshabiller impudemment.
Non seulement je n’avais plus aucun lien avec le Bangladesh, mais en plus de cela, je ne parlais plus le bengali. J’avais un blocage quand j’essayais de penser dans ce qui avait été jadis ma langue maternelle. C’était comme si le français avait chassé d’un coup de batte mes souvenirs linguistiques. Si on m’avait dit enfant que j’oublierai ma langue, je ne l’aurais pas cru. Et pourtant j’étais là aujourd’hui, à me lamenter en essayant de raviver des syllabes disparues.
Soudain, comme si les miracles se succédaient à l’instar des jours d’ennui, mon téléphone sonna à nouveau. Je reconnus l’indicateur du Bangladesh.
— Ta grand-mère est décédée.
C’était mon père.
— …
Je ne savais pas quoi lui dire. Nous avions toujours été distants l’un envers l’autre. Je ne lui avais pas parlé depuis des années. Je m’étonnai qu’il m’appelât. Bien sûr, la mort de ma grand-mère que j’avais aimée me chagrinait, mais je trouvai étrange que mon père ait pris la peine de renouer contact pour me l’annoncer. Il n’était pas homme à donner dans le sentiment, et je ne l’entendis pas prononcer de regrets.
— Pourquoi m’appelles-tu ?
— A cause de ta grand-mère. Sa dernière volonté est que tu reviennes disperser ses cendres dans la Burigonga. Je compte sur toi.
Il raccrocha. Je m’étirai. Ainsi, il y avait bien un Dieu qui veillait sur les âmes perdues comme la mienne. Je téléphonai au rédacteur en chef du Monde pour le prévenir que je devais me rendre à l’étranger pour un enterrement.
— Toutes mes condoléances, fit celui-ci, et je l’entendis souffler la fumée d’une cigarette dans le combiné. Je regardai par la fenêtre. La journée était déjà avancée, l’alcool m’avait assommé et je m’étais levé aux alentours de midi. La lumière jaillissait sur ma table de bureau, et la vie me sembla rayonnante.
— Je dois me rendre au Bangladesh.
— C’est très bien. Cela vous aidera sûrement. Est-ce que trois jours supplémentaires vous conviendraient ?
— Je…
Il raccrocha aussitôt. Je me levai, puis me rassis, excité comme un chien piqué par une guêpe. Je téléphonai à Rose pour lui apprendre mon départ.
— Nous serons bientôt réunis, ma chérie, lui lâchai-je.
— Je sais. Je te fais confiance.
Le billet d’avion avait coûté les trois quart de mes économies, mais j’étais certain que je rentrerai de mon périple couvert des lauriers du journalisme avec un nouvel emploi à la clef. Je n’aurais plus besoin de mentir à la femme que j’aimais.
Deux jours plus tard, j’étais à l’aéroport Roissy Charles-de-Gaulle dans la file des voyageurs en partance pour Dhaka. Ma double nationalité me permettait de voyager sans visa. Le voyage en avion se fit sans aucun remous, je sifflai plusieurs verres de vin, mais ma joie à l’idée de pouvoir dans quelque temps offrir un appartement digne de ce nom à ma petite-amie m’empêcha d’avoir mal au crâne.
Je regardai les nuages défiler, l’avion obliqua vers la capitale du Bangladesh, puis atterrit enfin, et je débarquai dans la ville qui m’avait vu grandir. Je soupirai. Mon haleine sentait fort l’alcool, et je me rappelai que mon père m’avait déjà battu adolescent pour avoir bu de la mauvaise bière.
Quand je le reconnus à l’aéroport, je restai interdit : il avait beaucoup vieilli. Ses cheveux étaient blancs, savamment peignés. Il portait un monocle qui ne le rajeunissait pas et de nombreuses rides avaient fait leur apparition sur son front. L’aéroport Shah Jalal de Dhaka était noir de monde. Nous ne parlâmes presque pas et toujours en anglais. Je trainais ma valise derrière moi comme un passé lourd de reproches. Il m’ouvrit la porte de sa voiture sans mot dire. Pendant le trajet jusqu’à mon ancienne demeure, je n’osai le regarder. J’avais peur d’éprouver ce que beaucoup de gens appellent négligemment des émotions, mais qui sont chez moi des débordements de mélancolie.
Je fis un effort pour me montrer souriant envers cousins, oncles et tantes venus me souhaiter la bienvenue. Puis je m’allongeai dans la chambre que mon père m’indiqua. Ce n’était pas celle que j’avais occupé jadis. Je m’endormis. Je n’avais pas encore eu le temps de réfléchir à un potentiel sujet de reportage, mais qu’importe… Je venais d’arriver dans mon ancien pays, et l’aventure ne faisait que commencer.
Le lendemain, je dégustai un thé noir pendant que mon père lisait le Daily Star en fronçant les sourcils, quand il interrompit brutalement sa lecture et me fit signe de le suivre. Il m’entraîna dans la pièce qui lui servait de bureau et me tendis une urne vernie.
— Maintenant, c’est à toi de jouer. Il n’y a que toi qui puisse les disperser. Ce sont ses dernières volontés et il faut les respecter.
— M’accompagnes-tu en voiture jusqu’au fleuve ?
— Tu peux y aller à pieds d’ici. Demande ton chemin si tu ne te souviens plus des rues dans lesquelles tu as grandi.
Je décidai d’obtempérer et laissai refroidir mon thé. Je plaçai soigneusement le récipient dans mon sac et partis à travers la capitale bengalie. Je me souvenais du plan de la ville et plus je marchais, plus des souvenirs affleuraient à ma conscience. Près d’un arrêt de bus, je me souvins d’une jeune fille en sari bleu et du toucher de ses doigts fins. Un chien blanc me suivait déjà depuis un quart d’heure, quand je m’arrêtai à bout de souffle. La chaleur était décidément la même que pendant mon adolescence. Le soleil paressait dans le ciel et l’air sentait bon l’essence et la goyave.
La Burigonga est l’une des rivières les plus polluées du Bangladesh. Des usines de textile y rejettent leurs déchets chimiques et si vous observez les flots, vous apercevrez de nombreuses bouteilles en plastique. Pourquoi diable ma grand-mère avait-elle choisi cette rivière maudite pour son dernier asile ? Je songeai à écrire un article sur la pollution ici. Pourquoi pas ? Toutes mes idées pour le moment étaient liées à un ressenti négatif sur le pays que j’avais quitté : la pollution, la misère noire, la violence faite aux femmes… Des sujets vendeurs, non ? Pas un instant je ne réfléchis à rédiger un papier qui montrerait mon ancien pays sous son meilleur jour.
Une fois parvenu sur les rives du fleuve, j’essuyai mes tempes de la sueur qui y coulait à flot, puis je m’emparai des cendres. J’ouvris le récipient, m’assurai que le vent allait dans le sens adéquat, et me mis en peine de disperser ce qui restait de mon aïeule dans l’air matinal de Dhaka. Cela aurait dû être l’affaire de quelques instants, mais soudain, un coup violent me fut porté à la poitrine.
Je tombai à la renverse, m’affaissai sur le sol. Le ciel se mit à tournoyer au-dessus de ma tête et je m’évanouis sous la douleur. Lorsque je me réveillai, il faisait nuit. Je cherchai des yeux le récipient qui avait contenu les cendres de ma grand-mère, mais il avait disparu, de même que mon sac.
Je me levai d’un bond, stupéfait, me demandant ce qui avait bien pu m’arriver. Autour de moi, tout semblait différent. La nuit était tombée, les marchands ambulants avaient disparu. Je m’aperçus que l’usine textile qui me faisait face, de l’autre côté de la Burigonga, semblait elle aussi évaporée. Que s’était-il passé ? Avais-je marché à mon insu jusqu’à un autre endroit des rives du fleuve ?
Une jeune fille se précipita soudain vers moi. Elle portait un salwar orange, la couleur du sacrifice dans l’hindouisme.
— Vous allez bien ? Je vous ai vu à terre. Ce sont les soldats pakistanais ! Ils ne peuvent s’empêcher de frapper les étudiants.
— Je ne suis pas étudiant.
Il me fut clair que cette jeune femme délirait en parlant de soldats pakistanais, mais je décidai de rentrer dans son jeu pour qu’elle veuille bien m’indiquer le chemin. Elle eut un mouvement de recul.
— Vous êtes soldat ? Vous n’êtes pas pakistanais, n’est-ce pas ?
— Je suis bengali et je suis journaliste, mais… Où suis-je ?
Elle éclata de rire.
— Vous êtes dans le futur Bengale indépendant. Joy Bangla. Elle me présenta sa main, à l’anglaise et je m’en saisis. Elle avait des doigts fins, qui me firent penser à mon ancienne conquête en sari bleu. A ceci près que la jeune personne que j’avais devant moi me rappelait quelqu’un. Mais qui ?
— Je m’appelle Tasnim, continua-t-elle. Tasnim Ahmed.
J’eus un mouvement de recul. Je compris à qui la jeune femme me faisait penser.
— Vous portez le même nom que ma grand-mère, balbutiai-je.
Elle sourit et badina :
— Peut-être suis-je votre grand-mère ? Suivez-moi, les cohortes de soldats vont bientôt sortir de la caserne d’à côté, il faut absolument que vous m’accompagniez. Nous cherchons des journalistes compétents, et je peux vous présenter aux organisateurs de la radio libre de Dhaka.
— La radio libre… En quelle année sommes-nous ?
— 1971. Vous vous êtes cogné la tête en tombant ?
Je soupirai. Je devais faire un mauvais rêve. Je suivis ma protectrice à travers la ville. Je remarquai qu’en 1971, l’obscurité plongeait une grande partie de Dhaka dans une atmosphère fébrile. Nous croisâmes plusieurs soldats pakistanais, fusils appuyés contre des murs recouverts d’affiches en ourdou. A chaque fois qu’elle dépassait une affiche, ma compagne de route s’arrêtait, l’arrachait méthodiquement, et partait d’un pas léger. Je la suivis sans mot dire jusqu’à une maison de ville, assez spacieuse. Les murs blancs étaient recouverts d’une épaisse végétation, et de nombreuses fleurs étaient cultivées dans une cour intérieure. Je pris la suite de Tasnim qui m’indiqua un homme assis de biais dans un fauteuil.
— Satish, je te présente…
— Sukanta.
— Comme le poète ?
Je me rappelai soudain que ma grand-mère m’avait donné ce nom en hommage à un poète rebelle qui vécut pendant l’occupation anglaise du pays.
— Comme le poète, fis-je, méfiant, et l’inconnu dénommé Satish sourit à pleine dents.
— Sukanta Bhattacharya est l’un de mes écrivains préférés. La dignité retrouvée du pays… Ce que nous essayons de réaliser… C’était son rêve. Quelle tristesse qu’il soit mort à vingt ans. C’était son rêve…
— Mais il aurait apprécié ce que nous faisons pour le peuple, fit remarquer Tasnim, que j’avais oubliée.
Elle secoua ses cheveux d’avant en arrière, et je constatai que ma grand-mère, car j’en étais désormais certain, j’étais en train de rêver d’elle, était décidément très jolie. Satish parut également retenir son souffle en la regardant, et je me demandai s’il était le grand-père que je n’avais jamais connu.
Satish m’offrit du café, et m’apprit qu’il était journaliste. Nous discutâmes bientôt comme deux vieux amis, et j’oubliai et la raison de ma venue à Dhaka, et le singulier événement qui m’avait projeté cinquante années en arrière. Tasnim me proposa de m’héberger chez Satish, qui accepta sa requête, et je suivis ce dernier jusqu’à une chambre de la maison.
Une fois seul, je réfléchis à ce qui venait de m’arriver. J’étais très certainement encore en train de rêver. Mais qui sait si les rêves ne permettent pas de générer de l’inspiration. Je décidai de me laisser aller et de faire confiance aux personnages de ce songe historique.
Je me levai le lendemain matin d’excellente humeur. J’étais toujours en 1971, et le sourire de Tasnim m’accueillit dans la cuisine de la maison. Elle me tendit un morceau de pain dur et me demanda quel était ma spécialité en tant que journaliste. Je lui mentis, en répondant que je touchais à tout.
— Nous cherchons quelqu’un pour animer un show de poésie dans dix minutes. Notre radio diffuse dans tout Dhaka.
— C’est une radio…
—… Qui diffuse illégalement.
— J’avais cru comprendre.
— Est-ce que tu as une bonne diction ?
Elle se tourna vers un jeune homme habillé d’un costume gris.
— Binoy, j’ai quelqu’un pour l’émission de poésie Sandesh.
Puis elle se retourna vers moi à nouveau.
— Est-ce que tu accepterais de lire un poème ? Tu en connais par coeur ?
— Un poème ?
— Mais oui. Nos auditeurs apprécient énormément l’émission de poésie.
— Je connais mal le répertoire bengali.
— Tu ne connais aucun poème bengali ?
Elle me fusilla du regard et je réfléchis.
— Sukanta.
— Pardon ?
Elle sourit.
— Ma grand-mère me lisait souvent des poèmes de ce jeune révolutionnaire… Sukanta Bhattacharya.
— Je ne le connais pas du tout. Mais j’ai hâte d’en entendre.
Mon prénom avait été choisi par ma grand-mère à ma naissance. Je me demandai soudain si c’était à cause de ma venue en 1971 qu’elle avait pu prendre goût à ce prénom.
Tasnim me guida jusqu’à une table sur laquelle trônait un vieux micro. Je m’en saisit avec une certaine appréhension. Les rebelles assis tout autour de moi murmurèrent quelques encouragements en bengali, puis tous se turent. Je fermai les yeux et mobilisai tous mes souvenirs pour réciter plusieurs poèmes en bengali. Pour finir, je récitai le poème préféré de feu ma grand-mère :
হে মহাজীবন, আর এ কাব্য নয়
এবার কঠিন, কঠোর গদ্যে আনো,
পদ-লালিত্য-ঝঙ্কার মুছে যাক,
গদ্যের কড়া হাতুড়িকে আজ হানো ।
প্রয়োজন নেই, কবিতার স্নিগ্ধতা,
কবিতা তোমায় দিলাম আজকে ছুটি
ক্ষুধার রাজ্যে পৃথিবী-গদ্যময়:
পূর্ণিমা-চাঁদ যেন ঝলসানো রুটি ।
(Emmenez la poésie,
Nous gardons les pages égratignées de prose
Hors de notre vue couplets chantants,
Laissons retentir le canon de la prose
Nous n’avons cure de la caresse du poème
Poésie, tu as quartiers libres aujourd’hui
Sous les drapeaux de la faim, la terre ne se nourrit que de récits
Et la lune pleine brûle comme une miche de pain)
Tout à coup, Satish entra dans la pièce.
— Ils arrivent. Vite. Rangez tout.
Le matériel de la radio fut caché dans les fauteuils, qui avaient des double-fonds. J’assistai à un remue-ménage de jeunes personnes que je n’avais pas croisées auparavant. Le soleil éclaboussait la pièce principale de la maison qui servait de salle d’enregistrement et de diffusion à la fois. Une fois toutes les machines dissimulées à la hâte, Tasnim sortit sur le seuil de la maison. Elle rentra presque aussitôt.
— Il ne viennent pas par ici. Vous pouvez ressortir le matériel.
J’observai le va-et-vient de mes nouveaux amis toute la matinée. Plusieurs personnalités bengalies de Dhaka se succédaient dans le salon et enregistraient en direct des émissions pour redonner foi et espoir aux bengalis soumis au joug pakistanais. A plusieurs reprises, les larmes me montèrent aux yeux en voyant l’enthousiasme de Satish et de ma grand-mère, moi qui avait déjà ouvert des livres d’histoires et qui connaissais l’issue de la guerre d’indépendance du Bangladesh.
Oui, 1971… Nous étions donc quelques semaines avant le discours de Sheikh Mujibur Rahman, le père de l’indépendance. Je savais pour l’avoir lu qu’il serait diffusé dans une radio de Chittagong puis en Australie puis à la BBC et qu’il finirait par faire le tour du monde. Dans quelques semaines, mes nouveaux amis courraient un risque encore plus grand qu’aujourd’hui. Serai-je encore ici pour les observer ? J’en doutais. Je me réveillerai bientôt, giflé par le vent qui entrerait dans ma chambre chez mon père par la fenêtre mal fermée.
L’après-midi se déroula sur le même rythme. Des poètes et chanteurs venaient enregistrer chansons et messages d’espoir. Chaque émission se terminait sur la devise Joy Bangla, proclamée en criant. Je remarquai que Tasnim s’était isolée. J’allai la trouver dans un coin du salon.
— Que fais-tu, lui demandai-je ?
— Oh, je…
Et elle cacha le cahier qu’elle tenait un instant auparavant dans ses mains. Il s’agissait d’un épais cahier bleu relié, avec un motif floral.
— Qu’est-ce que tu écris ?
Elle rougit.
— J’écris des poèmes marxistes. Ils sont sans importance.
— Mais si !
Je remarquai que Satish nous observait du coin de l’œil, une lueur sauvage dans le regard.
Je pris le cahier des mains de la jeune fille. J’étais abasourdi d’apprendre que ma grand-mère avait écrit de la poésie révolutionnaire en son temps. Je lus les premières lignes d’un poème et me rendis compte que le thème était bien plus romantique que révolutionnaire. Les joues de Tasnim étaient en feu. Elle s’enfuit.
J’aurais dû la rattraper, mais je voulais mieux comprendre mon aïeule et je lus plusieurs poèmes. Je les trouvai merveilleusement bien écrits. Je souris intérieurement. Non seulement j’en apprenais plus sur ma grand-mère, mais je me rendais compte que mon bengali avait ressuscité. Je parlais à Tasnim et Satish sans problème en bengali et lire des poèmes rédigés dans cette langue ne me posait aucun souci de compréhension. J’étais éberlué.
— Que lui as-tu fait ?
La voix de Satish ressemblait au grondement d’un chien. Il m’arracha le cahier et lut à son tour les poèmes qui parlaient probablement de lui. Soudain, une détonation retentit. Satish et les autres jeunes gens présents dans la pièce se jetèrent à terre. Je les imitai. La terre trembla.
— Où est Tasnim ? S’écria le jeune révolutionnaire.
Nous sortîmes tous les deux dans la rue. Le soir commençait à déployer ses ailes brunes sur Dhaka. Au loin, je pouvais voir des éclairs dans la brume. Peut-être l’éclat de balles de fusils. Qui était visé ? Et si ma grand-mère était touchée par une balle traître, qu’adviendrait-il de moi ?
Je m’élançai à la suite de Satish sur une route dont le goudron était à moitié dévasté par le passage récent de chars. Nous passâmes devant un garde en uniforme. Il nous jeta un rapide coup d’œil sans se lever de sa chaise. La nuit finit par nous absorber tout à fait. Nous étions comme deux nuages, flottant à travers la capitale. Nous dévalâmes plusieurs rues et arrivâmes en contrebas sur les rives de la Burigonga. Tasnim était agenouillée devant la dépouille d’un chien.
— Ils achèvent même les animaux, murmura-t-elle, quand nous nous assîmes près d’elle.
Elle avait natté ses cheveux et pleuré un temps. Satish la contempla, m’oubliant. Les larmes avaient fait briller le regard de ma grand-mère.
— Il est désolé pour les poèmes, déclara soudain Satish, sans m’avoir demandé mon avis.
Tasnim leva ses grands yeux noirs vers moi.
— Les poèmes… Cela m’est parfaitement égal… Je suis venue ici… Car j’ai le pressentiment que les semaines qui viennent vont tout changer. Je ne sais pas où nous serons demain, si nous existerons encore… Mais je veux que notre poésie puisse vivre à travers notre histoire. Toi qui est journaliste… Reprit-elle, je veux que tu publies mes poèmes et les poèmes des rebelles si je devais ne pas survivre.
— Mais tu vieilliras, et tu verras tes enfants et petits-enfants, lui dis-je doucement.
— Mes petits-enfants, en voilà une drôle d’idée !
Elle éclata de rire, et Satish rit de bon cœur aussi. Je me sentais mal à l’aise, j’avais l’impression d’être de trop. Je décidai de m’en retourner. Mais au moment où je me levai, alors que mon regard croisa celui de ma grand-mère, je fus à nouveau violemment projeté au sol. Les étoiles scintillèrent et je tombai.
Quand je rouvris les yeux, j’étais étendu sur les marches qui mènent à la Burigonga, à l’endroit même où j’avais laissé Satish et Tasnim. A ceci près que mes compagnons rebelles avaient disparu. Il faisait toujours nuit, et je pouvais apercevoir les fumées et les lumières de l’usine textile en face de mon corps endolori. Je me relevai, époussetai ma chemise et avisai mon sac, posé en travers de la route. Je le ramassai. Il contenait toujours le récipient avec les cendres de ma grand-mère. Celui-ci était vide. Heureux d’avoir accompli les dernières volonté de mon aïeule, je cheminai jusqu’à la maison de mon père.
Celui-ci fut surpris de me voir rentrer si tard. Il ne pipa mot. Une fois dans la vieille maison, je montai au grenier où ma grand-mère avait vécu ses dernières années. Je fouillai l’endroit une bonne partie de la nuit jusqu’à ce que je puisse tenir entre mes mains le cahier bleu avec un motif floral qui avait contenu son amour pour mon grand-père en 1971. Je soufflai sur la reliure pour débarrasser le cahier de sa poussière et l’ouvris. Je passai la seconde partie de la nuit à traduire les poèmes en français. Dans la foulée, je rédigeai un article rendant hommage aux résistants bengalis pendant la guerre d’indépendance du Bangladesh.
Je ne sais pas si le rédacteur en chef aimera mon travail. Je ne sais pas si Rose vivra des jours heureux avec moi dans l’appartement que j’ai rêvé pour nous, ou si mes rêves exploseront en vol comme la vie de bon nombre de héros de la guerre de 1971. Mais au moment où l’avion me dépose sur le tarmac de Paris et où je réalise qu’une averse est en train de me tremper des pieds à la tête, je soupire de bonheur. J’ai retrouvé un passé, une identité, je suis retombé amoureux mon pays. Ma grand-mère doit rire de là où elle est. Elle a certainement tout manigancé depuis longtemps en me confiant à l’Histoire.