La dame du Mont Fuji

Aujourd’hui, la pluie tombe au ralenti. Les fleurs écrasées devant l’hôtel devraient être balayées depuis longtemps, je dois m’occuper de tout ici. Je me redresse. Mon dos porte les stigmates de la vieillesse. Je gémis. Je suis debout depuis les premières lumières de la journée. Je me suis réveillée en sursaut, encore le même bruit. Un craquement dans ma chambre. Il doit y avoir des nids d’oiseaux dans le toit de l’hôtel. Il faut que je fasse appel à une société, des professionnels viendront et me débarrasseront des nids. Je soupire en me massant les pommettes.

Honshû était appelée l’île-libellule dans l’Antiquité. C’est le huitième plus grande île du monde. Elle est souvent sujette à des tremblements de terre. Les touristes sont toujours surpris quand cela arrive. Moi qui suis sur la pente qui mène au repos éternel, je dois les rassurer comme des enfants. Je me souviens de cette anglaise qui tremblait comme une feuille. Je lui avais fait un thé, proposé quelques pâtisseries et pris la main en riant, et elle avait fini par se détendre.

Je cuisine uniquement depuis la mort de mon mari, des choses toujours simples. Pour quelques yen en plus, je leur sers ma spécialité, des ramen avec une sauce au miel. J’ajoute au bouillon de la viande et un œuf pour les rassasier. On me demande souvent des takoyaki, je ne sais pas pourquoi les touristes étrangers sont si friands des bouchées au poulpe qui font la réputation d’Honshû. La cuisine est flambant neuf, elle a été refaite avec l’argent de la saison estivale.

Non, je ne peux pas me plaindre, je gagne très bien ma vie et je rencontre du monde. Nous avons eu une chance folle mon mari et moi. Acheter une maison au pied du mont Fuji pour en faire un hôtel, à ce prix…

Tout le monde connait le mont Fuji, par des guides de voyage ou ce qu’il a lu dans des livres illustrés. Mais ce n’est qu’en habitant dans son ombre que l’on se rend réellement compte de son pouvoir légendaire. Les samuraïs pratiquaient jadis leur entraînement à son pied. Je crois que la montagne peut exorciser n’importe quelle peine. Quand mon mari est mort, j’ai pris l’habitude de parcourir la forêt Aokigahara qui le borde. Je touchais les arbres et leur parlais de mon quotidien à l’hôtel. Cela m’a sauvée, je crois.

Je m’asseyais au bord du lac Kawaguchi, un des cinq lacs qui borde la montagne, avec un pique-nique. Les nuages étaient souvent bas, je pouvais presque les toucher du menton. Des oiseaux venaient me tenir compagnie pour l’après-midi. Parfois, une famille avec des enfants s’asseyait non loin de la nappe que j’avais étendue pour me protéger de l’herbe, et nous discutions. Il est toujours agréable de faire un brin de conversation, n’est-ce pas ?

Il n’y a pas que les touristes qui viennent loger chez moi. Les moines bouddhistes font régulièrement leur pèlerinage par ici. La montagne a une symbolique pour eux. La première ascension du mont en 663 fut d’ailleurs réalisée par un moine, Otsuno. Il fut le fondateur de la secte shugendô, une mystique inspirée par le bouddhisme Vajrayana pour laquelle la relation entre l’homme et la nature est primordiale. Je me demande toujours ce que représentait Fujisan pour lui.

Fujisan… Les japonais ont été créatifs pour trouver des surnoms à la montagne. Ici, on la surnomme Fujiyama, Fujisan (san est un diminutif pour marquer le respect), ou Fuyô-hô (pic du lotus). Cela dit, les spécialistes débattent sans issue sur l’étymologie de son nom. D’aucuns pensent que l’origine du mont Fuji vient des kanji « sans égal ». D’autres pensent que son nom provient d’un mot aïnou pour « feu ». Et il est vrai que se perdre dans la contemplation de la montagne brûle l’âme.

Grâce au shinkansen, le train le plus rapide du Japon, nous sommes facilement reliés à Tokyo et aux autres métropoles. Je n’ai pris moi-même le shinkansen qu’une seule fois, pour rendre visite à ma fille unique à Osaka. Les rames du Shinkansen sont d’un confort appréciable. Il y a l’espace nécessaire pour étirer ses jambes et poser ses affaires, l’orientation des fauteuils est ajustable manuellement à la convenance du voyageur et un large choix de repas peut être commandé dans le wagon-bar.

Ce matin, je me sens plus vieille que jamais. Ni la lumière de l’été ni la présence surnaturelle du Fuji que je peux contempler de ma fenêtre ne parviennent à me revigorer. Mes employés s’occuperont des touristes aujourd’hui, je vais prendre ma première journée de repos depuis des mois. Je descends les marches lentement, en me tenant à la rampe et me dirige vers la cafetière des appartements privés. J’entends déjà des éclats de voix dans la cuisine.

L’hôtel est loué plus de 400 euros la nuit. Nous sommes considérés comme un établissement de luxe, ce que nous n’avons pas toujours été. J’ai du faire maints aménagements. Certaines chambres du deuxième étage ont leur propre onsen (bain) avec vue sur la montagne. D’autres, un peu moins chères, ont vue sur le lac. Toutes les chambres ont un téléviseur grand écran avec écran LCD et son Dolby digital de qualité. J’ai insisté pour que chaque chambre soit dotée non pas du nécessaire, mais d’un équipement luxueux. Nous n’avons pas lésiné auprès de nos fournisseurs pour obtenir des lots de savons et de shampooing de qualité salon.

L’hôtel a la climatisation bien entendu, ce qui est appréciable en été. J’ai engagé récemment un barman pour tenir le bar, c’est un spécialiste des cocktails étrangers. Il est un peu désinvolte avec moi, mais c’est un employé ponctuel. Les familles qui le souhaitent peuvent se rendre au parc d’attraction Fuji-Q Highland, nous leur commandons de bon gré un taxi. D’autres viennent en hiver, et profitent de deux stations de ski à proximité. Il n’y a pas à dire, nous avons eu beaucoup de chance avec mon mari. Nous avons pu élever notre fille dans le confort. Aujourd’hui, elle est mariée, et n’a plus besoin de moi.

Dieu, que je me sens vieille. Je sens que je pourrais mourir dans l’heure.

Je prends mon café sur la terrasse de ma chambre, après avoir prévenu Anya, une employée d’origine russe, que je ne descendrai pas aujourd’hui pour inspecter les chambres. Le soleil occupe une large partie du ciel, comme s’il essayait de déborder sur terre progressivement. Quelques oiseaux noirs attirent mon regard. Les arbres font un léger bruit en bougeant sous le vent. Je me lève, puis me regarde dans un miroir. Mes traits sont tirés, j’ai l’air d’une centenaire. Pourtant, j’ai à peine soixante-dix ans. Je serre les lèvres. J’ai tout donné à cet hôtel, mais en ai-je profité un instant ?

Une photographie de mon mari est posée sur la table en marbre verni. Je la regarde un instant. Ai-je jamais été amoureuse ? Je me suis mariée jeune, avec l’assentiment de ma famille. En pensant que je suis peut-être passée à côté d’un sentiment qu’il m’a toujours plu de lire dans les romans d’aventure, je ferme les rideaux. Avec l’obscurité, le sommeil commence à me gagner. Je me suis réveillée plusieurs fois la nuit passée. Je m’allonge sur le lit et ferme les yeux.

Quand je me réveille en sursaut, je me demande combien de temps je me suis assoupie. Avec le plus grand étonnement, je m’aperçois que le soir s’apprête à tomber. Comment ! J’étais donc si fatiguée aujourd’hui que j’aurais dormi toute la journée ? J’allume les lumières et sursaute. A nouveau, le craquement se fait entendre. Peste d’oiseaux. Je décide d’aller chercher de quoi me restaurer, mais au moment ou je m’apprête à tourner la poignée de la chambre, un vent glacé s’engouffre dans la pièce. Les ampoules se mettent soudain à clignoter. Tout à coup, la lumière prend une teinte rouge. Je ne suis pas facilement impressionnable, et je suis certainement en train de rêver, alors qu’importe, je m’assieds pour reprendre mes esprits.

Mais la nuit a décidé de me jouer un tour. La fenêtre s’ouvre violemment et la forme d’un moine entre dans la pièce, emportée par le vent. Je pousse un petit cri, et m’adresse au spectre :

— De quel droit entrez-vous chez moi ?

La forme devant moi prenait de plus en plus de couleurs et de réalité. Il s’agissait d’un moine dans la force de l’âge, avec un bâton de marche.

— Je suis venu t’aider. Tu as rêvé de ta jeunesse. Je viens te la rendre. Pour une journée seulement.

— Je n’ai pas besoin de ton aide, le spectre. Je tiens cet hôtel seule depuis cinquante ans. Ce n’est pas toi qui va me rendre ma jeunesse.

Mais déjà, il était parti. Je me ruai sur le miroir. Mes traits avaient rajeuni de plusieurs décennies. J’étais une jeune femme, belle comme je l’avais été. Mais au lieu de s’emplir de joie, je me demandai quel serait le prix à payer pour ce maléfice.

Puis, je m’endormis et me réveillai aux premières lueurs du jour. La première chose que je fis fut de vérifier mon apparence dans le miroir. J’étais toujours la belle jeune femme de la veille. Puis, j’ouvris la fenêtre. Une pluie fine faisait trembler les arbres devant ma fenêtre. Mais le spectre était reparti se réfugier dans les neiges éternelles. Plus de traces du moine. Si j’avais rêvé ? Certainement non, ma peau était lisse et mes mains avaient retrouvé leur blancheur d’antan.

J’enfilai un chemisier et un chapeau de paille et je sortis de l’hôtel. Personne ne me reconnut, bien sûr, et je profitai de cette belle journée pour aller marcher dans la forêt d’Aokigahara. Le bois sentait la mûre, la fumée et les champignons. Ma jeunesse retrouvée pour un instant, j’aurais pu réaliser mille choses. Mais le charme d’une vie simple depuis des années pesait trop sur mes épaules. Je n’aspirai qu’à retrouver la paix intérieure que le spectre avait quelque peu troublé.

Le soleil faisait rire les mousses et le lichen. J’avais déjà parcouru un bon bout de chemin, lorsque je croisai un homme seul, qui marchait dans Aokigahara. Il était de belle taille, avec des sourcils plus épais que ceux de mon mari. Le vent s’engouffra sous ma robe légère et la fit trembler. Je fis comme si je n’avais pas remarqué l’inconnu, et je continuai mon chemin.

Il faut savoir que la forêt est le lieu privilégié des personnes qui souhaitent mettre un terme à leur vie. En s’y promenant, il est coutume de croiser le reste d’une corde qui a servi à un suicidé. Cette tradition japonaise date de plusieurs centaines d’années, et elle n’est malheureusement pas prête de s’arrêter. Le site est également plébiscité par les meurtriers, qui se débarrassent aisément des corps dans l’un des cinq lacs qui jouxtent la forêt.

En me rappelant de ce fait macabre, j’eus un doute. Le visage de l’inconnu croisé quelques minutes plus tôt m’avait semblé contrarié, chagrin. Et s’il était venu pour mettre fin à ses jours ? Ma jeunesse retrouvée ne me laissait désormais indifférente. Je souhaitais seulement m’assurer que cet homme était bien vivant. Si je devais réaliser une seule chose dans mon corps de jeune femme, laissez-moi lui sauver la vie, me dis-je. Mon cœur était en feu, le regard de l’homme avait traversé ma poitrine comme un rayon de soleil. Je compris qu’il me rappelait un garçon que j’avais connu cinquante ans plus tôt, avec lequel j’avais noué une grande amitié qui s’était fanée après mon mariage. Oui, en définitive, la vie ne m’avait pas déçue, j’avais bel et bien connu le sentiment amoureux. Perdue dans la contemplation de cet amour qui ne s’était jamais concrétisé, je dépassai un vieux torii (portique japonais) en métal brillant.

Près du portique, l’homme était accroupi et tenait dans sa main des branches de réséda. Il pleurait à chaude larmes. Je n’hésitai pas un instant, et me précipitai à sa rencontre. Un peu surpris par mon audace, il me demanda de l’excuser pour cette expansion de sentiments. Je vis qu’il avait amené un sac et jetant un coup d’œil dedans, je m’aperçus qu’il y avait une corde à l’intérieur. Ainsi, j’avais vu juste. Cet homme était venu mettre fin à ses jours aux pieds du mont Fuji.

Déjà, la lumière commençait à baisser, et les instants du sortilège que le spectre m’avait jeté était compté. Je réfléchis un instant, puis pris le bras du jeune homme.

— Que vous est-il arrivé ? Racontez-moi.

— Je suis seul, désespérément seul.

La lune se mit à briller au-dessus de nos deux cous. J’eus l’impression d’entendre une musique de flûte. Entre le rideau d’arbre, une forme rouge étincela un instant. Je failli hurler à l’adresse du spectre de nous laisser tranquille, mais je me tranquillisai vite, me rappelant combien il était crucial que j’allège la douleur de ce jeune homme.

— Vous n’avez pas de petite amie ?

— Qui voudrait de moi ? Regardez.

Il tourna son visage vers moi et j’aperçus une longue balafre. Moi qui n’avais vu que son visage de profil, j’eus un mouvement de recul.

— Venez, lui dis-je, et je l’entraînai à travers les bois.

Quand nous fûmes parvenus au gigantesque torii rouge de la porte est, le vent se mit à souffler bruyamment. Des fleurs d’été parsemaient les chemins de terre. La musique de flûte avait cessé, mais la nuit était presque tombé.

— A quoi bon cette traversée de la forêt ? J’ai pris ma résolution. Je veux quitter cette vie.

Sa balafre étincela sous la lumière de la lune. Un sanglier passa devant nos pas lents. Il ne nous vit pas et continua sa route à travers Aokigahara. Soudain, devant le torii, je lui pris le bras et l’arrêtai brusquement.

— Moi, je pourrai vous aimer.

— Vous ? C’est vrai ?

Il resta un instant perdu dans la contemplation de la nuit qui tombait comme un couperet sur le bois. Je réalisai qu’il me restait très peu de temps pour lui sauver la vie, alors je levai ma main droite et caressai son visage. Nous nous embrassâmes à la lumière de la lune de longue minutes. Puis sentant que mon heure était venue, je lui fit promettre de ne pas se tuer.

— Vous n’en ferez rien.

— Cela dépend.

— De quoi.

— Mais de vous ?

— De moi ?

— Vous reverrai-je ?

— L’amour peut prendre de nouvelles formes. Vous me reverrez, lui promis-je, et je m’enfuis en courant loin du torii.

Une fois parvenue sur les rives du lac Kawaguchi, je me rendis compte que j’étais plus essoufflée que jamais. Mais bien sûr, me murmurai-je, j’ai repris la forme d’une vielle dame. Et me débarrassant de ma robe, j’entrai dans l’eau glacée. La lune versa sur moi une lumière brillante. Je pensais que le spectre m’avait fait un cadeau fabuleux en me redonnant pour une journée l’aspect de ma jeunesse. Je savais enfin que j’avais connu l’amour, et j’emportais cette certitude avec moi au fond de l’eau froide.

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