Mississipi spectral

Sur les rives sud du Mississipi, les nuances rosées du ciel éclaboussent l’eau froide. On entend pas de jazz, rien que le sifflement des insectes. Des nuées noires d’insectes. Une jeune fille a trempé ses pieds dans l’eau, elle s’écrie que l’eau est trop froide. La couleur de ses yeux ressemble à la fleur de l’indigotier, son sourire me fait flotter sur un pont de coton. Mais je ne fais que passer. Je viens de finir ma journée. J’ai vu un couple se déchirer, la femme avait des bleus sur le visage. J’ai essayé de rassurer un forcené qui s’était réfugié dans l’arrière-salle d’une confiserie. Je me sens épuisé, je regarde les étoiles, elles me donnent du courage.

Katrina a fait fuir 30% de notre ville. A 1000 kilomètres de mon appartement, la voluptueuse Miami s’endort. J’ai peur que l’ouragan revienne cette nuit depuis le golfe du Mexique. J’allume la télévision, ils ne parlent pas de tempête, mais j’ai un mauvais pressentiment. Je croise et décroise les mains. Je ferme les fenêtres, en vérifiant plusieurs fois qu’elles sont bien closes. Puis je respire enfin, je me sers une grenadine que je panache avec de la limonade. Je baisse le son de la télévision. La miss météo a l’air pincé d’une de mes grand-tantes, côté maternel.

Je suis sur mon lit, j’écoute de la musique életronique en regardant le plafond onduler. J’ai pris un rail de coke, je le regrette. J’ai envie de retourner vérifier si la fenêtre est bien fermée. Mon cœur se serre. Je pense au visage de Thérésa que j’aime voir flotter dans mes songes lorsque je suis seul. Oui, je sais qu’elle ne m’aimera jamais. Je ne suis qu’un policier déglingué par les années de métier. Je ne suis qu’un des insectes du fleuve Mississipi.

Soudain, alors que la nuit s’est enfin décidée à plonger la pièce dans le noir, qu’une musique de clarinette me parvient de la fenêtre fermée, en sourdine, trois coups violents sont frappés à la porte de chez moi. En sueur, j’écarquille les yeux et me redresse sur les draps blancs. La fenêtre s’ouvre brusquement. J’enfile à la hâte mes chaussons et me dirige vers le judas. Mais la personne est trop proche, je ne distingue pas son visage.

J’entends les cloches de la cathédrale Saint-Louis sur Jackson square. Ou peut-être que je rêve. La porte s’ouvre à la volée alors que j’esquisse un mouvement de torsion sur la poignée. L’homme a la carrure du diable, ses cheveux auraient besoin d’un débroussaillage attentif. Il me fusille du regard. Je le salue, après tout, nous nous connaissons depuis longtemps. Il secoue sa large mâchoire d’avant en arrière j’ai l’impression d’assister à l’entrée d’un ours possédé par Satan. Puis il me serre la main, comme si de rien n’était.

— Je savais bien que vous étiez chez vous, Tartt.

— Vous connaissez bien ma vie.

— Effectivement.

Ce que fait mon psy dans ma garçonnière en peignoir, cela je ne parviens pas à me l’expliquer, ni sur l’instant, ni au cours des secondes qui suivent. Je lui offre un verre de whisky (sans les glaçons), le fais asseoir respectueusement.

— Cela fait du bien de vous voir, Tartt.

Je m’attends à des explications, mais il fixe la fenêtre.

— Votre fenêtre…

— Oui ?

— Elle est mal fermée.

Je soupire, me dépêche d’aller fermer la fenêtre. Quand cet énergumène se décidera-t-il à m’avouer pourquoi il a cogné à ma porte comme un spectre poursuivi par Dieu.

— Je dois vous avouer que je me sens bien mal de venir sans prévenir, si tard, chez vous…

Il continue son laïus

— Je suis votre psy et nos relations ont toujours été des plus cordiales.

Je hausse les épaules. Le professeur Sanders prend deux fois plus que la plupart des médecins psychiatres. Mais mon ex femme qui l’avait vu sporadiquement me l’a chaudement recommandé.

— Pourquoi vous, ici, maintenant ? Je déglutis.

— Vous m’êtes sympathique, mon petit.

Je me demande s’il s’agit réellement du psychiatre que je vois chaque semaine. Non, un médecin ne se permettrait jamais de réveiller son patient en pleine nuit, surtout un patient insomniaque. Il ne se le permettrait jamais, au grand jamais ; il épargnerait les miettes de sommeil de ses clients. Mais j’ai comme un doute désormais sur le professionnalisme du médecin. Qui sait s’il n’a pas justement profité du fait qu’il sait que je suis insomniaque (et de l’adresse que je lui ai donné) pour me gratifier d’une petite visite à l’improviste pour une raison que lui seul connait ?

Son verre de whisky est presque vide. Il le regarde avec désespoir. A nouveau, j’entends des cloches sonner au loin dans le ciel nocturne de Louisiane. Je frémis des pieds à la tête. Et s’il s’agissait d’un cauchemar ? Ou pire, si cet homme échevelé était le diable en personne ? Alors que je me demandais si j’étais en plein délire maniaque, mon vis-à-vis reprit la parole.

— J’ai besoin de votre aide, Tartt. Urgemment.

Je pensais à ce que dirait Thérésa si elles nous voyait là, moi et le docteur, en pleine conversation passé minuit. Je me doutait que Thérésa m’évitait parce que je souffrais de bipolarité. Je soupirai. La vie n’est qu’une mise en scène jouée par des acteurs plus fous que moi.

— De mon aide ?

— Vous êtes policier.

Je me levai, allai me chercher un verre de whisky. Je n’en proposai pas à mon médecin. Il était probablement déjà éméché, sinon il n’aurait jamais pris la liberté de venir assiéger ma tranquillité.

— Je suis…

Il rit aux éclats.

— Ecoutez, je sais que cela peut paraître fou, mais… Vous devez vraiment m’aider.

Il s’essuya ses grosses lèvres molles avec l’index. Derrière lui, un cadre avec une photographie de mes parents commençait à se décrocher. Je fermais les yeux.

— Vous n’avez pas le droit d’utiliser les informations que je vous ai données pour venir à mon domicile en pleine nuit.

— Vous n’avez pas le droit d’exercer le métier de policier avec vos troubles bipolaires.

Ainsi donc cet âme damnée de psychiatre était venu me déranger dans mes rêveries romantiques à propos de Thérésa pour me rappeler que je vivais depuis des années dans l’illégalité, le mensonge et la dissimulation la plus complète. Oui, je suis un flic psychiquement instable, mais un bon flic, je donne d’autant plus à la société que je sais ce que je lui dissimule. Je grinçai des dents. Quelle heure pouvait-il bien être ? Je m’apprêtais à chasser avec perte et fracas l’impudent visiteur, mais celui-ci me fit brusquement pitié. Et s’il avait réellement un problème ? Après tout, les policiers sont comme les médecins et leur serment d’Hippocrate. Ils doivent assistance au premier venu, même s’ils préfèreraient bronzer au soleil.

— Dites-moi tout.

Le cadre se décrocha et tomba sur le sol avec un bruit mal. On entendait plus aucun bruit excepté notre conversation. La nuit avait aspiré tous les sons de la Nouvelle-Orléans.

— Je suis poursuivi.

— Je vous demande pardon ?

Ainsi donc, c’était moi qui était suivi par un psychiatre pour des troubles asociaux, mais ledit psychiatre semblait complètement à côté de la plaque. Je restai muet quelques instants. Puis, plus par politesse que par réelle envie de mener la conversation à son terme, je murmurai entre mes dents blanches (résultats d’années de dentiste) :

— Vous êtes poursuivi ? Par un client ?

— Par une femme.

Je recrachai ma gorgée de whisky.

— Pouvez-vous m’héberger cette nuit et assurer ma protection ? Voyez-vous, je sais par ce que vous m’avez dit que c’est votre quotidien. Protéger la population. Et en quelque sorte, je suis un membre éminent de cette population.

Je tremblais de rage. Il n’avait pas le droit de se servir de moi comme cela.

— Je ne sais pas, je…

— Je vous en conjure. Je ferai autant de certificats que vous le voudrez. Je vendrai mon sang pour assurer que vous ne souffrez d’aucun trouble psychique.

— Mais je ne veux plus mentir ! J’en ai assez ! Vous savez combien je souffre de demeurer silencieux !

Je me levai d’un bond. Le psychiatre se renfrogna dans son siège.

— Aidez-moi. Une nuit, c’est tout ce que je vous demande. Une nuit et puis…

— Et puis ?

— Et puis je pourrais aller trouver la police. Le commissariat ouvre à 9 heures. Une nuit, et voilà tout.

— Je ne peux pas vous héberger ici. On entend tout. C’est trop exigu. Je n’ai pas d’autre lit.

— Dans votre maison de campagne, alors

— Comment savez-vous que j’ai une maison de campagne ?

— Vous me l’avez dit. Pouvons-nous partir maintenant ?

— Partir… Mais…

— Et prenez votre arme !

Je me frottai les yeux, ayant du mal à croire à la scène qui était en train de se dérouler devant mes yeux sans que je puisse m’y opposer. Finalement, épuisé par ma journée, encore sous le coup de la coke, j’attrapai les clef de la maison de campagne, poussai le gros médecin à l’extérieur de l’appartement. Je refermai la porte en m’assurant qu’aucun voisin ne s’était rendu compte de notre manège.

— Où est votre voiture ? me demanda le Dr Sanders. Il avait décidément tout prévu.

— Il va falloir marcher. Je l’ai garée à quelques mètres d’ici.

Nous sortîmes de l’immeuble. Je me demandais si cette histoire de femme qui le poursuivait était réelle. Mais je dois avouer que la perspective d’avoir un moyen de faire chanter mon psychiatre dans un futur proche commençait à me réjouir.

Nous avançâmes donc, côte à côte, comme deux chiens galeux, dans la nuit dorée de la Nouvelle-Orléans. Quelle heure pouvait-il bien être. Un mendiant nous cracha dessus depuis une ruelle plongée dans l’obscurité. Puis il détala et j’eus l’impression que le mendiant était un enfant. Je haussais les épaules. Je voyais le crime chaque jour se dérouler devant mes yeux comme un vieux film dont j’étais le producteur. Il me semblait que le psychiatre tremblait.

— Vous avez froid ?

— J’ai peur d’elle, vous savez. Elle est complètement furieuse.

— Parlez-moi d’elle.

— C’est ma femme.

— Votre femme.

— Je veux dire que ma femme est morte.

— Je vous demande pardon ?

J’en étais désormais convaincu, le psychiatre avait un grain de la taille d’un poing. Je mâchonnai un chewing-gum en réfléchissant à la manière dont j’allais bien pouvoir me débarrasser de lui, quand, laissant le lac Ponchartrain dans notre dos, la lune se mit à briller d’un feu plus intense que les heures précédentes. Je respirai le parfum de braises dans l’air – sûrement un incendie – mais cette nuit, j’étais un flic simplement en civil qui escortait son médecin à travers les rues désertes de la capitale du jazz.

— Ma femme est morte l’an dernier. Mais son fantôme me hante. Là ! Vous ne le voyez pas ? Il est partout dans les plis des murs. Elle occupe chaque espace du ciel, elle hante chaque poussière tombée à terre, elle est diablement ingénieuse, car elle sait que je l’ai repérée.

— Elle veut vous faire du mal ?

— Elle veut ma mort.

— Allons bon.

Je crachai mon chewin-gum dans une obscure poubelle.

— Je l’ai tuée.

Je restai coi. Le psychiatre s’arrêta sous une les néons violets d’une enseigne de mode restés allumés. Il se prit la tête dans ses grosses mains moites.

— Je l’ai tuée. Mon travail l’a tuée. Mes patients l’ont tuée.

— Et elle vous hante ?

J’éprouvai presque des remords à me servir de la folie de mon médecin pour obtenir un jour ces certificats dont il m’avait parlé. J’étais comme un médecin sans serment d’Hippocrate, je me devais d’aider mon prochain. Et justement, nous étions arrivés devant une petite église. Je mis ma main sur le bras du médecin, et bien que je n’aie jamais aimé tellement le contact physique, je le rassurai.

— Vous ne l’avez pas tuée.

— Je ne l’ai jamais aimée. Elle me hante désormais. J’ai passé toutes ces années à donner des molécules à des gens comme vous, pour leur faire gagner un peu d’acceptabilité en société. Mais je ne l’ai jamais aimée. Je ne l’ai jamais aimée. Je le regrette désormais ; maintenant qu’elle est partie.

Il se mit à pleurer à chaudes larmes. Le dernier tramway de nuit arrivait à plein phares et manqua de me renverser. Je vis que la silhouette du psychiatre était en train de s’éloigner dans la brume froide de la ville. Je m’efforçai de le rattraper.

— Allons, nous allons rentrer dans mon appartement.

— Et la voiture ? Nous n’allons pas dans votre maison de campagne ?

— Je ne pense pas que votre femme viendra vous chercher dans mon appartement. Nous aurions du rester chez moi. Je vous donnerai mon lit, vous dormirez, et nous reparlerons de tout cela demain matin.

Epuisé par cette marche surréaliste aux côtés du médecin, je m’affalai dans le fauteuil qu’il avait occupé quelques heures auparavant. Je me réveillai en sursaut. Mon réveil n’avait pas sonné, mais quelqu’un frappait frénétiquement à la porte.

J’ouvris à ma voisine de palier

— Je me demandais si tout allait bien, Monsieur le policier.

Je refermai la porte, haletant et me ruai dans la chambre.

Le psychiatre était allongé comme une grosse flaque d’humanité, de tout son long. A son front brillaient deux trous rouge. J’eus un vertige, m’agrippai au chambranle de la porte et ressorti.

Il n’avait pas l’air suicidaire hier. Alors une forme ombreuse brilla devant la fenêtre. Je m’avançai pour l’empoigner à pleine main, mais une poignée de poussière s’échappa de mes doigts.

Je ne sais pas si ce fut mon cri ou si le vacarme du vase qui se brisa derrière moi qui fit le plus de bruit, mais je m’évanouis. A mon réveil, le corps du médecin avait disparu. Je tremblais de tous mes membres.

J’ouvris la fenêtre et entendis les cloches de la Nouvel-Orléans. Puis une cignogne s’envola du toit devant mes yeux abasourdi. Elle atteingnit le soleil et disparu dans des volutes de fumée noire. J’écarquillai les yeux et cherchai à fermer la fenêtre sans y parvenir. Soudain, les nuages devant mes yeux se dissipèrent. L’ouragant arrivait. Derrière le rideau de pluie, des gouttes d’or qui formaient la chevelure d’une femme, s’agitèrent. Il me sembla entrevoir le sourire d’une inconnue se détacher sur le ciel rougeoyant. Je portai ma main à ma poitrine et pensai à mon amour pour Thérésa.

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