Tel-Aviv journalisme (Hébreu + Français)


L’hébreu tel’aviv signifie colline du printemps, bien qu’il n’y ait pas de colline dans ma ville. Le printemps, lui aussi, est un lointain souvenir. La nuit rouge envoie des éclairs depuis la banlieue chic d’Herzliya.

Je ferme les yeux pour capturer un peu de la magie de la nuit. L’université Bar-Ilan recrache des jeunes filles en robes moulantes et velchros. Je serre le journal qui sera imprimé demain sous mon aisselle en sueur. L’immeuble Bauhaus qui me fait face semble me dévisager.

Je suis dans la ville blanche de Tel Aviv. Le nom du quartier vient de la chanson de Naomi Semer : « De l’écume des vagues, je me suis construit une ville blanche ». La rue Bialik se découvre sous une pluie de feu : les bars envoient des néons dorés dans le ciel brûlant.

J’ai rendez-vous avec une jeune journaliste dans le café Sapphire. Elle m’attends sur le toit-terrasse aménagé du café en sirotant une grenadine qui tire sur le violet foncé. Je me demande combien de morceaux de sucre il y a dans son verre. La radio du bar passe un foxtrot endiablé. Une abeille se pose sur la table, entre nous, lorsque je m’assois. Vraiment beaucoup de sucre, je me dit à moi-même.

— Tu vas vraiment publier ce papier, ricane-t-elle.

La rue est noire de monde. Des essaims de touristes tombent sur la rue comme des miettes noyée sous la pluie qui s’intensifie. Le soir nest quasiment au garde-à-vous devant nos yeux humides, et je me rends compte que je n’ai rien avalé depuis le matin. Je commande un hamburger. Le serveur m’apporte une espèce de demi-hamburger stylisé dans le genre rien à manger, tant pis pour mon porte-feuille. Je soupire. Jodi me regarde de travers. Je pense qu’elle est amoureuse de moi. Je décide de jouer mon va-tout.

— Je vais publier ce papier, parce que… C’est important, tu vois. C’est comme… C’est comme cela. Je suis un professionnel. Tu peux me la donner à présent ?

Elle sort de son trench noir une clef usb poussiéreuse bleue sur laquelle un stickers pailleté de fleur me suscite une moue de désapprobation. En attendant qu’elle la pose près de mon verre, je découvre que j’ai encore un reste de paquet d’oréo dans mon sac. Pour compenser la sophistication indigeste du hamburger, je croque dans une moitié d’oréo. Malheureusement, la deuxième retombe sur le sol du café. Je fais comme si je n’avais rien vu. Jodi passe sa langue sur ses lèvres. Ses dents ont un léger défaut de finition. Est-elle trop pauvre pour se refaire les dents ? Je me penche avant l’arrivée d’un gros pigeon trois mètres plus loin pour récupérer mon demi-oréo écrasé sur le sol et j’aperçois la pointe vernie rose de ses chaussures Balenciaga. Certainement, non, elle n’est pas trop pauvre, même si le journal nous paie des bouts de semelle. Alors pourquoi ? Certaines femmes ont une absence total de recul sur leurs morbidité physiques.

Je secoue la nuque d’avant en arrière. Le ciel se charge de gros nuages blancs menaçants. Le ciel scintille, nous sommes bien en été cela ne fait plus de doute. La serveuse fait tomber son tablier vert, elle le ramasse et me lance un coup d’œil foudroyant. Elle a une poitrine épatante. Je crois bien que j’ai du succès en ce moment, il serait temps de lever le pied et d’en profiter, mais je dois publier une petite révolution ce soir.

Je souris à Jodi comme un moine à un hypocrite, je me lève en lui claquant une bise à distance – pas question de toucher sa peau flêtrie – je pose quelques shekels sur la table blanche et ma silhouette disparaît dans le soleil d’août.

Je prends rue Allenby, jusqu’à la place Bialik, sous les caquètements des pigeons dévorés par la canicule. Les oiseaux sont devenus fous. Ils seraient prêts à vous crever les yeux pour un reste de steak. En marchant, je ne peux m’empêcher de lever les yeux vers les balcons saillants aux rebords en arrête caractéristiques de la rue. Les balcons produisent une ombre affilée sur les murs. Une jupe plissée noire oscille sur l’un des balcons, quasiment tous ont des satellites TV. J’entends un match de je ne sais quel sport, assez fort.   

Il est loin le temps où ce quartier vivait sous le regard bienveillant du poète Haïm Nahman Bialik qui a donné son nom à la rue. Je me rappelle ces quelques vers du saint écrivain. Je trouve qu’ils collent bien à la sueur estivale de ces derniers jours :

Quand le midi d’un jour d’été

fait du ciel une fournaise ardente

et que le cœur cherche un coin tranquille pour les rêves,

alors viens me voir, mon ami fatigué.

Un caroubier ombragé pousse dans mon jardin –

vert, éloigné des foules de la ville –

dont le feuillage murmure les secrets de Dieu.

Allons mon frère, réfugions-nous.

Partageons plaisir et tendresse

dans la douceur cachée de midi,

et dans le mystère que les rayons dorés révèlent

quand la lumière du soleil perce l’ombre riche.


Je continue ma route poursuivi par une poignée de chiens errants. Je ne m’arrête qu’un instant dans ma marche devant l’immeuble Avezerman. J’ai besoin de réfléchir. Mon pouce caresse la clef usb. Je sors mes Ray-Ban Comberton et je regarde le soleil. Je me sens invincible. Alors j’allume une cigarette à la menthe fraîche qui me tombe des mains. Peu importe, j’en rallume une autre en pestant. La pergola en bois de l’immeuble est abîmée, le vent a fait des ravages dans le quartier. Dans une petite corniche au-dessus des fenêtres, un couple discute, leur discussion a l’air animée. Combien de divorcés dans la ville ? Je plisse les yeux. Je suis intouchable, le journaliste le plus audacieux du pays.

Des étudiantes de l’école de danse Beit Leviim passent devant moi en riant. L’une d’elle est jolie, avec ses mèches chocolat relevées en chignons et ses grands yeux gris-bleus écarquillés devant la poussière qui macule les alentours des réverbères. Je lui souris entre la fumée de ma cigarette blanche mentholée. Un écran de fumée nous sépare, la chaleur est trop dense pour vouloir tenter quelque chose, alors je continue ma marche vers le centre-ville.

Un jeune gars en uniforme accoudé au mur près de la cage d’escalier d’un immeuble à bandes noires horizontales me dévisage. Je lui fait un signe, je continue à marcher. Le soleil avale mes dernières réticences. Il faut que je publie ce papier.

Haaretz (le pays littéralement) le plus grand quotidien de gauche d’Israël, est situé près d’un magasin qui vend de la quincaillerie et des chewing-gums à la cerise sensationnels. Je m’en fourre plein les poches, puis je monte l’ascensceur jusqu’à l’étage de mon patron.

Une équipe de spécialistes penchée devant des écrans d’ordinateur actualise toutes les données en temps réel dans la salle principale. Je jette un coup d’œil au grand-écran puis je frappe à la porte de Norman Sher.

Mah atèn rotzot (que voulez-vous) me demande le vieil homme. Il ressemble à un aigle dépenaillé. Son regard perçant traverse ma chemise ouverte. Je ne réponds pas tout de suite et je l’entends me demander avec son accent affecté : « soukar o soukrazit » (sucre ou sucrette ?).

Je reste interdit un instant ; la climatisation fait un bruit assourdissant dans la pièce.

— Je voudrais vous demander la permission de…

Bèsha’ah tovah oumoutzlahat higa’ta larèga’ shètzarikh liqpotz lamayim vèlishot bè’atzmèkha (tu es arrivé au moment propice, à l’instant où il faut sauter à l’eau et nager tout seul.

Je suis habitué aux réparties étranges de Norman. Je ne m’en formalise jamais, même si c’est souvent une perte de temps d’écouter le vieil homme. La climatisation me brûle les tympans, je ne réponds pas, je reste encore un peu étourdi par sa remarque lunaire.

— Sur cette clef USB, je lui annonce, pas peu fier, on peut trouver les comptes de campagne truqués de pas moins d’une quinzaine de partis politiques. Ceux en vue. Je me passe la langue sur les lèvres.

Norman ne me regarde pas, il pianote avec un lourd stylo plume imitation bois sur un panneau en verre. Une photographie de sa femme et de sa fille attire mon regard. Une bouteille de whisky traîne derrière le vieux. Je m’empresse de continuer afin d’avoir son attention :

Zèh lo hakol (ce n’est pas tout). Yèkholim limnot ‘od : miflègèt ‘olim hadashim, dovrèy rousit, sfaradim (On peut citer encore le parti des nouveaux immigrants, des russophones, des séfarades)…

Mon cher patron a l’air saoul comme un boeuf. Son regard me transperce, je suis un fantôme pour lui. Je continue :

— … datiyim, hiloniyim, vatiqim, miflagot, ‘arviyot, miflagah lèma’an èikhout hasvivah (le parti des religieux, des laïcs, des anciens, les partis arabes, le parti écologiste). C’est un ré-vo-lu-tion, je lui affirme, en détachant chaque syllabe entre mes dents humectées par ma salive ambitieuse.

J’ai trop parlé, je le sais, et cela n’augure rien de bon. Norman finit par lever sur moi ses deux gros yeux bleus ivres et balaie la pièce d’un geste de la main droite.


— Tu parles trop. Tu crois que ces chiffres vont captiver nos lecteurs ? Parce que… Parce qu’ils ne sont pas logiques ? Mais les mathématiques ne sont pas faites pour être logiques mon ami. Les mathématiques doivent être la poésie qui renonce à la folie des hommes. L’argent n’existe pas, les mathématiques n’existent pas, elles n’importent pas. La poésie seule doit matraquer les esprits.

Il est saoul, j’en ai désormais la certitude. Je hausse les épaules. Il raconte n’importe quoi. Ce soir, il m’est presque possible de changer la vie politique du pays. De la rendre plus sincère. Plus honnête. Pourtant ce chameau a l’air de vouloir me faire échouer.

— La poésie, continue le vieillard sénile.

— Il faut publier ces chifffres. Ce ne sont pas que des mathématiques. Ils ont joué avec les salaires de nos concitoyens.

La fenêtre du bureau de Norman s’ouvre violemment. Une jeune femme en robe noire échancrée vient chercher le verre de whisky et un petit cendrier abandonné sur la table. Je soupire. Je fais glisser la clef USB à mon chef par-dessus le bureau en vain. Il la regarde comme s’il se soit agit d’un lézard, puis il éclate de rire.

— Tu te trompes mon jeune ami. Les gens se fichent éperdument des magouilles et de l’argent. Ils veulent du sexe. De la chair rose, de la passion des corps qui s’échouent sur nos plages. Le monde a changé je te l’accorde et moi j’ai fait mon temps, mais quoi ? Il faut faire avec le réel. Les mathématiques ne comptent plus. Seul compte l’engouement de notre lectorat. Nos articles doivent être la poésie qui manque au pays. Tu as traversé le quartier en venant, n’est-ce pas ? N’as-tu pas aperçu les silhouettes amaigries ? Les silhouettes qui se confondent avec la tourmente du manque et se fondent dans la pluie ? Les gens perdent leurs emplois. Les clubs se remplissent dans Tel Aviv pour mieux recracher la souffrance des clubbeurs au matin. Tu n’as donc pas été pris de stupeur, mon jeune ami, de la déshérence qui guette notre temps ? Nos articles doivent faire relever le front de nos concitoyens…

Les poings serrés à la verticales et plaqués contre mon costume Armani bleu foncé acheté récemment au marché (sûrement une copie), je décide de quitter la pièce.

— Ein bè’ayot (pas de problème) je lance au vieux, comme un crachat. Mais il ne m’entends plus et j’aperçois son dos se tourner encore vers son placard à bouteille.

Une fois dans la grande salle, des collègues viennent m’adresser la parole. Tal Benyezri est partie en croisière avec un des chanteurs gays du groupe Arisa. La musique d’un groupe de pop pulse à travers la salle. Comment peut-on se concentrer dans un enfer pareil ? J’entrouvre ma chemise en lin et je me dirige vers les sanitaires. Il n’y a personne et je me lave le visage avec de l’eau glacée. Puis je décide de prendre ma journée. Je redescends les escaliers au pays de course et descends dans Tel Aviv constater ce que le vieil homme m’a dit.

Le soleil a disparu. Le soir s’étend de part et d’autre du quartier, accroché au ciel par quelques étoiles timides. Mes yeux sont rouges, fatigués. J’appelle Jodi pour lui annoncer que le plan n’a pas fonctionné, mais elle ne répond pas. J’achète un bouquet de roses chez le fleuriste près du journal et je me mets en marche. Je n’ai personne à qui offrir mon splendide bouquet, mais je veux donner le change à mes compatriotes. Je veux qu’on me prenne pour un bon amant, à défaut du journaliste qui n’a pas su révolutionner la politique d’Israël.

Une fois arrivé dans mon appartement de la banlieue chic d’Herzliya, je prends un bain. J’allume la radio, écoute un standard de jazz grésillant en regardant les fissures du plafond blanc. J’enfile mes mocassins en cuir noir et je me remets en route en direction de l’océan. Un gros hommes en bretelles noires et blanches me salue, c’est un politicien, j’en suis certain même si je ne situe pas son visage.

La mer est calme, pas une vague à l’horizon. Des groupes d’adolescents plaisantent bruyamment. Le ronronnement d’un scooter me parvient aux oreilles. Je me masse le front, la migraine me guette. Patiemment, j’attends que la nuit tombe sur la plage de Tayelet. Un bar a installé des transats. Je m’allonge dans l’un deux et pose mes mocassins sur le sable chaud. Une brise me rafraichit et me donne un frisson. Quelqu’un a allumé une radio. On parle de la dernière émission de téléréalité.

J’ai encore la clef bleue dans ma poche droite. Je me lève subitement, happé par la nuit sans fond. Quelqu’un prend une jolie fille en longue robe blanche en photo. Le flash me dévore les pupilles. Qu’importe, je marche jusqu’à l’océan sans me retourner. Une fois les yachts en vue, je serre les dents, attrape l’objet dans ma poche, et le lance en silence dans les vagues. Je n’entends rien, pas même le son mat que devrait faire la clef sur l’eau. Puis je pars dans un grand éclat de rire, rentre chez moi gaiement, en badinant l’avenir. J’ai envie de danser, j’ai envie de fumer, j’ai envie de profiter de la nuit crépitante loin de ma conscience, des mathématiques et de la poésie. Hanté par le vacarme de ma ville, je finis par rejoindre le centre-ville, m’attabler à un bar et entamer la conversation avec une jolie fille de passage pour la semaine.

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