La barque noire

Les étoiles me faisaient l’impression d’une présence rassurante. Comme si la beauté n’avait pas intégralement disparu de ce pays. J’ai longé la rivière, des braises fondaient dans l’air et volaient dans tous les sens. Les fleurs violettes chantaient une chanson que j’ai oublié depuis. J’ai détaché la barque noire du ponton d’amarrage. Je me suis égratigné dans la nuit, le sang a du tomber sur la pierre – qui sait ? Le ciel me conseillait de rentrer chez moi mais je suis partie pour ne plus revenir.

Dans ma chambre, mon mari dort. Le chien est roulé en boule au pied du lit. La lampe oscille légèrement. Les couvertures sont tombées sur la moquette. Les fissures du plafond n’ont jamais été comblées. On entend les voisins se disputer lentement. Le vent s’engouffre par la fenêtre. Mon mari se débat dans un rêve. Il entrouvre ses lèvres blanchies par le sommeil. Qui appelle-t-il dans son rêve ? Mon sac est resté posé sur la table du salon.

Je ne suis partie qu’en emmenant le feu qui brûle mon âme. Le ciel est témoin de mon crime, alors que la barque noire fend les flots tranquilles de l’océan. Je cherche un rivage sûr, une aventure éternelle. Je fixe mon regard sur les étoiles. La poussière de l’océan me maquille les cils tremblants. Je navigue à vue. L’horizon disparait, le jour trébuche dans la nuit. J’ai épousé la forme de la nuit, ma silhouette s’est fondue dans l’obscurité. Je ne suis plus qu’une ombre debout sur la barque noire

Dans la salle à manger, mon mari se lève. Il se fait un café serré, y verse un peu de lait en poudre. Il caresse notre chien avec beaucoup de tendresse. Il referme la fenêtre restée ouverte. Il regarde par la fenêtre et hausse les épaules. Des enfants jouent dehors. Il leur fait un signe de la main. Un des enfants a un ballon de football usé. Sa chemise bleue est repassée, mais il continue à passer le fer sur les manches pour être impeccable aujourd’hui. Il a un rendez-vous d’affaire à six heures.

Je suis partie en traversant les flots déchaînés de ma conscience. J’emmène l’iode et l’écume je suis intoxiquée par le balancement de la barque sur l’eau. Je me laisse porter jusqu’au rivage des mythes et des passions impossibles. La terre est en vue ! Je me redresse sur la barque et j’enlace mes genoux avec mes bras. Le tintement de mon bracelet en or me rappelle l’or des jours heureux. Mais déjà ma barque se heurte au sable du rivage. Je remonte ma robe sur mes chevilles blanches et je marche sur la plage comme un présage.

Dans la ville, il fait froid, les réverbères fument. Les espoirs de trouver du travail ont gelé pour nombre de nos concitoyens. Le ciel est rouge, on n’aperçoit plus la lune depuis des jours. Les chômeurs s’entassent sur le parvis des grandes entreprises. Mon mari est le plus élégant de l’entreprise, ceint dans son costume de soie noire Armani que je lui avais acheté un après-midi d’été. Il fume un cigare en attendant son rendez-vous. Regrette-t-il sa femme dans sa cité ?

Je suis partie un matin, j’ai ouvert la cage, laissé s’échapper les perruches que nous aimions. Le ciel s’est teinté des couleurs de leurs plumes. Et comme dans une pièce de théâtre, la nuit est tombée comme un rideau sur mes idées noires. J’ai traversé le brouillard de la ville en pensant au visage tendre de mon père. La nausée m’a fait m’arrêter près du port. C’est là que l’embarcadère s’est effacée dans des fumées roses et m’a laissé apercevoir une barque.

Je ne reviendrai pas. Je vais errer sur cette plage jusqu’à tomber d’épuisement. Le bonheur et l’amour sont deux beaux tableaux mais ils ne valent pas l’expérience du sable et de la pluie. Je vais crier à la nuit que je l’aime, je vais enlacer le soleil de mes bras chauffés à blanc. Je ne reviendrai pas, mon mari peut trouver une autre femme, mes parents une autre enfant, je ne reviendrai pas. J’ai amarré ma barque au ponton des résolutions sincères, je me suis confessée au ciel. Je veux danser dans le brouillard, je veux danser sur le sable et oublier la lumière trop éblouissante du confort de l’amour.

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