Lay, moitié de la nuit

Je suis perché sur la montagne des songes, les yeux rivés sur l’horizon. Les femmes qui viennent, déjà mortes, me demandent d’écarter les nuages pour mieux voir le visage de leur amant. Il arrive que la silhouette de l’une d’elle soit pressée, ses mains bouffies, son teint rougeaud. Ce sont les amoureuses déçues, et je les préfères à toutes les fleurs de ma montagne. Je leur tend la main droite et elles se hissent sur le promontoire violet, à mes côtés. Leurs larmes tombent sur la terre de Syrie. En règle générale, elles ne me font aucune demande. Elles se contentent de fixer le vent. Parfois, l’une d’elle se lève, fait quelques pas derrière moi. C’est qu’elle a aperçu le sourire de quelque ancien amant volage dans l’obscurité.

Aujourd’hui, une jeune femme est venue.

— مساء الخي ر masaa al-kheir, bonne soirée, je lui ai susurré.


Je suis le contrôleur du ciel. Juché sur ma montagne, à la tombée de la nuit, j’entends les aigles de Syrie me donner le décompte des femmes esseulées qui ont gravi le sentier du bord de lune jusqu’à moi. Le soleil n’est pas mon ami. Il me fait les yeux ronds en disparaissant derrière les clairières des songes. De vent humecté de larmes s’infiltre derrière mes grosses oreilles.

La nouvelle venue, ombrelle violette à la main droite, s’avance jusqu’à moi. Je lui tends la main. Elle entonne une chanson, dont je ne reconnais pas la langue.

— Der er et yndigt land,
det står med brede bøge
nær salten østerstrand 
Det bugter sig i bakke, dal,
det hedder gamle Danmark
og det er Freja's sal 

Elle chante divinement bien. Je l’écoute un instant, puis je lui prend la main. Nous marchons côte à côte sur les sentiers de la montagnes fleuris d’azalées bleus et de bégonias givrés. Le soir nous enveloppe dans ses mains caressantes.

Enfin, je lui demande la signification de sa chanson. Moi qui ai grandi sur les sables de Syrie, je ne connais que la langue qui éclaire le ciel d’ici.

— Il y a un pays charmant,
qui s'étend avec de larges hêtres
près de la plage de l'est salée de la mer Baltique
Il ondule en collines, vallées,
il s'appelle vieux Danemark
et c'est la salle de Freya 

— Freya ?

— La déesse de l’amour.

Je me demande ce que cette belle jeune femme fait ici. Elle sent la pomme d’été, ses cheveux désordonnés couleur betterave parsèment sa chemise beige. Si je n’étais pas un fantôme, je la prendrai par la main et la ramènerai sur terre.

— Suis-je au bon endroit ici.

Je suis curieux. Que fait-elle dans cette antichambre de la mort ? Quelle est cette langue mystérieuse ? Mes oreilles rougissent, le crépuscule s’abat sur nos cils comme une hache. Elle s’allonge sur le sable mouillé et regarde les étoiles.

— M’emmènerez-vous ?

Il m’est impossible de refuser ce dont les Dieux m’ont chargé. Je la regarde, elle est si belle dans la rougeur de la nuit. Les étoiles font des tâches de rousseur au lourd manteau nocturne. Je hume le parfum des violettes des sables.

—كله تمام ؟  kullu tmaam? Tout va bien ?

Le ciel se cristallise en entendant ma voix trembler. Des grains de sables, pareils à une neige ochre, saupoudrent l’horizon. Je soupire.

— منيح  mniH, me répond-elle, dans un arabe syrien parfait.

— La chanson que vous entonniez…

— det var dansk

Par chance, mon statut d’ange me permet de comprendre tous les mots, de tous les idiomes, de la terre. J’acquiesce. Pourquoi l’étrangère parle-t-elle danois ?

Une brise vient rafraichir nos visages dans la nuit syrienne. Son visage tremble. Elle commence à me raconter son histoire en ces termes :

***

Le dispensaire était situé sur les hauteurs de Palmyre. Parfois, quand le vent soufflait trop fort, il déracinait l’un des palmiers que les vieux de la cité avaient planté dans les années 1950. Nous versions toujours une larme pour les arbres arrachés à la terre quand nous étions enfant. Mon histoire commence à l’aube de mes 17 ans. Je passais mon temps à traîner dans les rues poussiéreuses avec ma sœur Ney, quand le dispensaire s’est monté. La guerre avait battu son plein la grande majorité de mon adolescence. Je ne connaissais de l’amour que la peur de voir mes proches souffrir. Les bombes avaient défiguré une ville que nous aimions tous à la folie. Oui, l’amour était l’amour de notre pays.

Il arriva un vendredi soir, jour de prière. Sa jeep noire arrêtée devant le dispensaire, il cherchait de l’aide. Je m’étais avancée, ma sœur Ney me retint par le bras. Le soleil éclaboussait nos robes beiges. La nuit allait tomber et l’étranger ne savait visiblement pas où dormir. Un voisin le conduisit dans notre maison. Dans le quartier, c’est nous qui possédions le plus large nombre de chambre inoccupées. Et puis, notre grand-mère venait de quitter le monde. Mon père décida qu’il occuperait sa chambre. Les larges rideaux cramoisis furent ouverts, ma mère débarrassa la pièce de la poussière accumulée pendant la guerre. Quand à moi, je caressai le velours d’une chaise en le regardant.

Il avait des yeux noirs, expressifs, d’une grande intelligence. J’appris le soir même qu’il était médecin. Cette nouvelle me remplit d’un joie morne. Et moi, qui étais-je ? Je n’avais pas achevé ma scolarité. Le lendemain de sa venue, je gravis le sentier escarpé en direction de la bibliothèque massacrée pendant les chutes d’obus deux ans auparavant. Certains rayonnages étaient restés en l’état, les habitants de notre ville n’avaient pas osé y toucher. Il m’arrivait quant à moi de me rendre dans cette endroit. Je ramenais ma longue robe noire sous mes cuisses et je parcourais un volume. Je lisais très bien, très vite.

Ce jour-là, après la venue du médecin, je pris un gros livre de physiologie dans les décombres. Je rentrai dans notre maison en trottinant et me barricadai dans notre chambre. Une légère brise entrait dans la pièce. La nuit pouvait tomber, le jour partir en lambeaux, je n’entendais plus que la musique de l’amour.

Le médecin venait du Danemark, mais sa famille avait vécu aux États-Unis lorsqu’il était adolescent. Il nous parla des champs et des rivières de son pays d’origine, et de son amour pour la culture danoise. Nous rîmes lorsqu’il nous paria qu’aucun de nous ne résisterait à la vigueur du vin danois. C’était le soir, nous étions heureux, je contemplais le médecin comme s’il eut été la plus belle chose au monde et je fermai parfois les yeux quand je sentais son ton de voix s’animer.

Oui, je tombai amoureuse de l’étranger. Quant à lui, il ne s’aperçut jamais du regard fiévreux de l’adolescente posé sur sa nuque hâlée. Le soir tombé, je lisais le plus de livres de médecine ; je souhaitais devenir infirmière à mon tour. Bien entendu, cela ne se réalisa jamais, je n’étais bonne qu’à rêver et à écrire des poèmes d’amour dans les dunes. Mais à l’époque, je serrai mon rêve fort contre ma poitrine. Chaque nuit, je marchais en espérant le croiser, mais il se couchait tôt, les patients étaient nombreux.





***



Je suis le contrôleur du ciel. Je décide du degré d’obscurité de la montagne. L’amante du médecin danois est revenue me trouver ; dans sa main reposait un bouquet de roses fanées ce soir. J’ai appris qu’elle s’appelait Lay, la moitié du prénom Layla (nuit) je l’ai surnommée « moitié de la nuit » pour cela.

J’ai fait en sorte qu’il neige de longues minutes, puis je l’ai regardé. Elle aussi m’a regardé, et nous nous sommes souris, puis elle a posé le bouquet de roses fanées sur la jeune neige. Son visage est jeune mais deja ridé, et hâlé par le soleil. J’ai encore baissé l’obscurité du ciel et je l’ai entraînée par la taille sur les sentiers escarpés de la montagne. Nous avons traversé une baie d’orangers et j’ai appelé la pluie de mes vœux.

Elle a continué à me raconter son histoire:

« 

Je fis le vœux d’apprendre l’anglais pour communiquer avec lui. Chaque matin, je le saluais ainsi :


— تشرفنا tasharrafna je suis heureuse de vous rencontrer, et il me répondait rapidement, avant de rentrer dans sa jeep noire :

— انا ما بعرف عربي maa ba3rif 3arabi je ne comprends pas l’arabe.

Il me souriait, oui c’est cela, ce sourire, j’y voyais la bienveillance que j’admirais chez mes parents. Cette gentillesse était le sucre qui manquait à nos vies à tous. Il sut se faire une place parmi nous, mais lui et moi nous nous parlions à peine.

J’appris un peu d’anglais pour converser avec lui, puisque je ne trouvai pas de manuel de danois. Un jour, le cœur battant, je me rendis au dispensaire et lui demandai

— Sir, can you tell me how Danish language sounds ?

—بتحكي انغليزي؟  btiHki ingileezi? Do you speak English ?

Il me considéra pendant un instant qui me sembla une petite éternité. Puis il battit des mains et commença à parler dans sa langue, le danois.

— Is Danish your mothertongue ?

— Yes. I used to speak English in America when I was a kid but I never use it anymore and the Dane government is employing me now.

Nous conversâmes une dizaine de minutes. Puis il me fit comprendre qu’il avait du travail en manipulant des seringues sans me regarder. Il n’était pas convenable qu’une jeune fille reste plus longtemps en compagnie d’un médecin étranger célibataire alors je le saluai, fis une pirouette et m’esquivai. Je rentrai en courant chez nous. Les tapis avaient été relevés. Je me précipitai dans le salon et appris que ma mère avait contracté un virus qui la tenait alitée. Je m’en voulus de n’avoir eu dans le cœur que les yeux du médecin et je me ruais dans la pièce où elle se reposait.

La maladie de ma mère fut longue. Le médecin avait trouvé un petit appartement en ville et déménagea pour nous laisser nous occuper d’elle. Sa sollicitude, sa bienveillance envers nous tous avaient creusé un puit en moi qui débordait de sentiments. Chaque nuit je priai pour qu’un jour il eut besoin de quelqu’un qui l’aime

. Je continuai à étudier la médecine sans rien y comprendre. Quand je trouvai un poste comme enseignante dans Damas, j’économisai et finit par me rendre au Danemark. Le pays me plut, j’y rencontrai un danois qui m’épousa. Mais je n’oubliai jamais le médecin de Palmyre.

En réalité, le temps ne masque que très légèrement nos plaies adolescentes. Je n’ai jamais retrouvé la douceur estivale de la voix du médecin. Je n’ai jamais rencontré un homme aussi bienveillant que le médecin pressé par la guerre qui me fit une soirée durant un cours sur la langue danoise. En m’établissant au Danemark, en apprenant sa langue, en étudiant la médecine dont il avait fait sa vie, je pensais au moins me rapprocher de lui. Mais le jour où sa jeep noir quitta Palmyre, jamais je n’aurais pu imaginer que je ne le reverrai jamais.

***

Vous voyez, mon histoire est assez triste, me dit la jeune femme. J’avais mis un châle pourpre autour de ses épaules. Une musique de lyre nous parvenait, peut-être le chant des Dieux. Un rossignol apparut dans le soleil couchant. Je le reconnut, il venait saluer les poètes qui se présentaient à moi et cela arrivait rarement. Je humai la brise et le parfum de violettes. Je n’osai pas dire à la jeune femme que je connaissais l’homme qu’elle aimait, lui qui était venu sur ma montagne après avoir contracté la malaria. Je ne lui dis pas non plus que jamais il n’avait mentionné son nom, obnubilé qu’il était par le monde, par le changement qu’il pouvait apporter en soignant notre peuple. Cet homme était tel que l’avait décrit la jeune femme. Apparu à moi un soir d’orage, il ne m’avait entretenu que de son métier. Il était amoureux de la médecine. Alors, une belle jeune syrienne, qui venait de se suicider pour lui et qui avait donné sa vie à sonder son âme, qu’est-ce que cela aurait pu valoir à ses yeux ?

Vous voyez, je suis le contrôleur du ciel. Le soleil ne m’apprécie pas, lui qui connait bien mon manège. J’accueille les âmes féminines les plus tristes du pays. Elles m’apportent souvent des présents que je pose sur le bas-côté de la route, puis je les emmène avec moi gravir la montagne. Il me suffit de claquer des doigts pour faire surgir un beau nuage, ou un orage, et je les vois sourire. Une fois notre promenade terminée, quand nous sommes parvenus au bout des orages, au bout des éléments naturels, le précipice prolonge nos regards. Elles se tournent vers moi pour me remercier et je n’ai rien à faire qu’à appeler le vent de mes vœux, lui qui les entraîne dans son sillage obscur, tout au fond du précipice des rêves déçus.

En quittant ce monde, elle regarda une dernière fois l’envers de la nuit, là où l’homme qu’elle avait aimé avait disparu avant elle. Puis se tournant vers moi, elle me fit comprendre qu’avec lui, elle avait appris à aimer la langue qu’il parlait et elle chanta un long instant avant de sauter avec le vent dans le précipice :

Det land endnu er skønt,
thi blå sig søen bælter,
og løvet står så grønt 
Og ædle kvinder, skønne mø’r
og mænd og raske svende
bebo de danskes øer.

 Ce pays est toujours plaisant,
car la mer se courbe, bleue
et ses frondaisons sont si vertes 
Que de nobles femmes, de belles pucelles
et des hommes et de vaillant jeunes hommes
vivent sur les îles des Danois 

Je recouvris son cadavee d’un châle et je méditais longtemps au temps qui passe et aux erreurs de jugement des hommes, qui traversent la vie sans reconnaitre l’amour.

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