Le fan

— Un homme de quarante ans ?
Lorenzo lissa ses moustaches et plissa les yeux. Son ventre rebondi et sa petite carrure, habillée d’une veste rouge carmin à épaulettes lui donnaient l’air d’un montreur d’ours. Et en un sens, il avait toujours eu l’impression avec Emis d’apprivoiser une bête sauvage. Le chanteur était particulièrement fébrile, ce jour-là. Lorenzo soupira en écoutant son protégé.
— Je ne sais pas, il doit avoir cet âge-là ?
— Tu peux me le décrire ?
— Il est… Bizarre.
— Mais selon ta description, il ressemble à n’importe qui. Tu me parles d’un grand dadais aux cheveux noirs de jais…
— Non, pas noirs, pas sur le dessus.
— Un peu chauve. Comme le tiers des hommes de quarante ans.
— Trente, trente.
— Et de la scène, tu arrives à voir l’âge de ce type ? Tu arrives à te concentrer assez pour chanter et le dévisager en même temps. Je devrais siffler d’admiration.
— Ecoute. Ce n’est pas moi, le psychopathe. Ce type me fait peur. Il vient à tous les concerts. Et quand je… Quand je fais chanter le public, il n’ouvre pas la bouche. Il ne chante pas.
— Il est peut-être timide ?
— Non c’est plus que ça.
— Tu as pris tes médicaments Emis ?
— Ce n’est pas moi, le psychopathe. Lorenzo, ce mec me fait peur.
— Bon, bon. Tu me le montreras au prochain concert, d’accord ?
              Le chanteur agita sa tête d’avant en arrière. Il s’était changé. Il avait pris une douche brûlante, s’était lavé avec le gel douche Habit rouge de Guerlain et revêtu un t-shirt blanc en jersey et coton biologique Esprit avec en imprimé son visage en dégradé de gris (Lorenzo le lui en avait fait cadeau en avril). Il s’était rasé soigneusement en essayant de chasser l’autre de son esprit. Un peu de sang avait maculé l’évier. A quel moment avait-il cessé de se concentrer et s’était-il coupé ? Il n’aurait su le dire. Il avait appliqué la lotion après rasage Super Aqua de Guerlain également en se massant légèrement le visage.
               Emis se leva. La cuillère posée devant son verre de martini trembla. La pièce était jonchée de poussière, il y avait eu des travaux récemment. Emis se pencha, prit une des cerises de la corbeille et la dégusta en regardant Lorenzo claquer la porte. Il ne comprend pas. Cet homme est fou. Il me dévisage comme si… Comme un oiseau de proie. Le concert, la musique n’existent pas pour lui. Cet homme veut ma peau. Il recracha le noyau de cerise par terre et finit le martini. Puis il mit une main dans la poche de son jean slim taille basse en denim que prolongeaient ses chaussures cirées noires Rosino by Azzaro homme. Il serra ses clefs de voiture jusqu’à en avoir mal.
              Emis fit le tour de la mazerarati Mc20 jaune poussin. Elle avait une légère éraflure sur la portière conducteur. Emis passa sa langue sur ses lèvres. C’est lui. Mais comment a-t-il fait ? Je suis certain que cette éraflure n’était pas là ce matin. Il repensa à sa conversation avec Lorenzo. Il n’a rien compris. Soudain, les lumières du parking des VIP se mirent à clignoter. Emis sursauta et se dépêcha de s’installer au volant ; il tremblait. Je n’aurais pas du boire. Voyons, quelle heure est-il ? Il m’attendent tous au 228. Le bar a été privatisé pour moi… Je ne peux pas leur faire faux bond.
              Emis poussa la porte du bar avec énergie. Une jeune fille blonde comme les blés lui sauta au cou. Elle était coiffée avec un savant mélange de décoiffé-négligé. Elle venait de teindre ses cheveux le matin même dans l’atmosphère ouatée, très Hollywood années 40 chez Christophe Robin en dégustant le thé vert parfumé à la menthe Touareg de chez Damann frères. Le résultat était un chocolat avec des reflets nacrés. Sa robe cassis était griffée Ralph Lauren femme, et la coupe échancrée lui attira le regard admirateur d’Emis. Il l’attira à lui et sentit son parfum. L’odeur fortement vanillée et boisée du Jicky de Guerlain lui fit frémir les narines. Il regarda autour de lui. Où était-il ? Soudain il se rappela : le concert, ce type dans la foule, qui le dévisage, l’éraflure sur la mazerati… Il se frotta les pommettes. Elles étaient brûlantes. Une musique de violon lui parvint de la rue. La porte du bar était restée ouverte. Il finit son Moscow mule, croqua dans le quartier d’orange décoratif posé sur son assiette et croqua dans une pistache.
              Emilie l’attira au dehors. Le taxi fonçait. La pluie commença à agresser les vitres. Emis se demanda s’il avait bien dit à sa cuisinière de lui préparer un riz de veau. Emily lui demanda comment s’était passé le concert.
 — Il y avait du monde ? Oh, chéri, je suis dé-so-lée de n’avoir pu y assister. Je me rattraperai au prochain.
— Et ta journée ? lui demanda-t-il poliment.
              Il n’écouta pas sa réponse. La jolie blonde ouvrit la fenêtre du taxi et alluma une cigarette. Paris défilait sous les lunettes noires d’Emis. Ils s’arrêtèrent à quelques rues des Champs-Elysées.
— On va au Raspoutine. Quelqu’un l’a privatisé pour ce soir ?
— Je crois que… Oui c’est là. On rejoint Léa et ses amis.
— La mannequin de Victoria’s secret ?
— Oui, tu sais je t’ai déjà parlé d’elle.
Emily fit une moue boudeuse.
— Tu m’écoutes parfois, Emis ?
              Les lourds rideaux en velours s’écartèrent et laissèrent le couple déboucher sur la piste de danse. Les murs étaient tapissés de dentelles dorées. Dans une alcôve, un couple s’embrassait. Emis reconnut le danseur des J-Flow. Une harpe laser envoyait des rayons lasers sur les danseurs. Une machines à fumée embrumait la pièce dans laquelle ils se trouvaient. Emis s’épongea le front. Il était bouillant.
              Emily et lui dansèrent un moment sur Whitney Houston. Puis Emis alla s’asseoir. Il commenda un whisky avec une pointe de citron. De sa table, il vit Léa rejoindre sa petite amie. Les deux filles semblaient s’amuser. La fumée commençait à piquer les yeux d’Emis. C’est alors qu’il le vit, au milieu de la fumée. L’inconnu de la fosse. Emis se leva immédiatement et se rua sur le type. En se retournant, l’inconnu le fusilla du regard, et décampa. Mais c’était un échec :  ce n’était pas lui. Pourtant, il se sentait épié depuis le début de la soirée. Se pouvait-il qu’il fut paranoïaque ? Emis but un troisième verre puis alla chercher Emily dans les toilettes. La jeune femme se repoudrait avec une glace Lancôme. Elle s’humecta les lèvres avec un peu de gloss Estée Lauder puis se retourna vers son compagnon.
              Dans le taxi qui les ramenaient chacun dans son appartement, il remarqua que la pluie avait cessé. Les nuages noirs s’amoncelaient au beau milieu du tissu de nuit du ciel. Emis remarqua que son jean était trempé. Il avait eu chaud.
 — Tu as l’air préoccupé mon chéri.
— Je pensais à… Tu n’as jamais été harcelée ou…
— Oh, si, des tas de fois, dit-elle et elle se mit à rire bêtement.
— Je suis si pressée de partir à Mykonos.
Emis serra les poings. Je ne la supporte plus, se dit-il.
              Une fois dans sa résidence, Emis trouva le riz de veau enveloppé dans un mince film plastique. Il fit sa valise, une Tumi Alpha 3 extensible noire que sa belle-mère lui avait donnée. La pluie tombait sur le toit. Il pouvait entendre le bruit d’un orage. Il alluma MTV et se fit un verre de vin blanc. Soudain, il lui sembla qu’une silhouette passait derrière la porte fenêtre du salon. Il hurla. On toqua à sa porte quelques instants d’après. Son chat vint ronronner entre ses jambes. Il s’en débarrassa d’un coup de pied. On toquait encore, à coups plus espacés sur sa porte en chêne verni beige Agathe chez Leroy Merlin. Sur la pointe des pieds, il atteignit la porte et regarda par le judas, puis ouvrit la porte.
— Je vous ai entendu hurler.
              Sa voisine était une présentatrice TV connue. Elle avait de lourdes cernes sous les yeux et un rouge à lèvre Chanel Carmen trop vif pour sa carnation de blonde teinte. Il regarda un instant les repousses de cheveux grises et eut une moue dégoutée. Dieu que cette femme est négligée. Puis il referma la porte, après avoir tranquillisé sa voisine. Le chat lui griffa les mollet lorsqu’il le dépassa pour aller prendre un lexomil dans la cuisine. Il tremblait ; de grosses gouttes de sueur tombèrent sur la cuisinière à gaz Bartscher à 6 foyers avec four à gaz et revêtement en acier chromé nickelé.
              Le trajet en taxi jusqu’à l’aéroport le lendemain fut silencieux. On entendait tous les anges des cieux passer. Emily se taillait les ongles sans parler. Elle avait renoncé à faire bonne figure, semblait-il. Elle veut seulement que je l’emmène en vacances.
              Leur hôtel le Cavo Tagoo était connu pour sa magnifique plage privée. Emis laissa Emily en profiter toute l’après-midi. Lui se percha sur un des matelas confortables près de leur piscine. Il aperçut Emily en contrebas qui discutait avec un jeune homme. Ce dernier avait à la main ce qui semblait être un verre de gin limonade. Le soleil lui éblouit les yeux et il les ferma. Le visage de son fan lui apparut instantanément à la conscience. Il rouvrit brutalement les yeux. Le soleil éclairait déjà plus doucement leur suite. Le soir allait bientôt tomber.
              Il marcha le long de la plage privée, sans rencontrer Emily. Soudain, il aperçut un gros oiseau percer un nuage fin au-dessus de lui. Il mit sa main en visière et comprit. L’oiseau de proie. Le psychopathe. C’est lui qui parlait avec Emily, il en était sûr. Il frissonna et décida de rentrer à l’hôtel.
— Le gars avec qui tu parlais, c’était qui ?
— Un influenceur. Il te connait. Il est fan de ta musique.
— Il t’as dit ce qu’il faisait là ?
— Je t’ai dit. Il est influenceur. Il vient tourner une vidéo pour faire connaître l’hôtel. C’est le plus beau de l’île cet hôtem. Amour, ça te dis une excursion demain ?
— Où ça ?
— A Délos. Il m’a dit que l’île est ma-gni-fique.
— Pourquoi pas.
Il haussa les épaules. Le soleil avait blanchi la pièce. Une faible lumière rouge entrait dans leur suite. Il plissa les yeux et entraîna Emily sur l’immense lit de la chambre. Ils firent l’amour sans conviction, puis Emis embrassa Emily sur le front.
— Ce gars, l’influenceur. Je le connais.
— C’est impossible.
— Il vient à tous mes concerts.
— C’est le fan qui te suit partout ? Lorenzo m’en a parlé.
Emis se dit qu’Emily n’était pas si idiote que cela.
— Oui c’est lui. Mais je n’ai plus peur. Tu sais quoi ? Propose-lui de nous rejoindre à Délos demain.
— Maintenant ?
— Tu sais où le trouver ?
— Je peux aller voir au bar dans le hall de l’hôtel.
— S’il te plait.
Il ferma les yeux et s’endormit une fois Emily partie.
Le lendemain, il faisait encore plus chaud qu’à l’accoutumée. Emily avait passé une robe Michael Kors fleurie blanche et jaune en crêpe georgette. Elle riait.
— Il est d’accord.
— Qui ?
— Ton follower.
Emis trembla. Il ne savait pas si c’était la brise qui venait de rentrer par le store entrouvert ou la peur.
              Ils montèrent dans le yacht affrété pour l’occasion. Il fit connaissance avec Julian (c’était le nom du fan) pendant le trajet aller. Emis l’observa. C’était bien lui, pas de doutes, mais Julian ne faisait aucune référence au harcèlement qu’il avait fait subir à Emis. Ils burent du rosé, discutèrent de leurs expériences respectives de la Grèce et arrivèrent à Délos sans avoir pris la mesure de l’heure.
              Le vent soufflait sur l’île. Ils montèrent jusqu’au mont Cynthe, explorèrent la petite île puis s’installèrent près du seul lac de l’île. Emis eut une idée.
— Julian, tu m’accompagne dans le… Dans le sanctuaire d’Apollon ? J’aimerais discuter avec toi d’un projet.
Emily n’avait rien entendu, elle se faisait bronzer sur les rives du lac.
— Entendu.
              Ils firent un détour par le port et la plage. Emis entraîna Julian sur un yacht qui ne lui appartenait pas.
— Ce yacht est à moi.
— Tu dois vraiment bien gagner ta vie.
Et lorsque Julian monta sur le yacht puis s’accouda au bastingage, il le poussa de toutes ses forces.
— Ne t’avise pas de recommencer à me suivre, lui cria-t-il.
 Le yacht était haut, et le corps de Julian saffaissa sur un petit bateau en contrebas. Allongé, il ne bougeait plus.
         Emis partit en courant. Il réveilla Emily, toujours alanguie près du lac.
— Vite, Emily, il faut repartir.
— Pourquoi.
— Ils disent qu’il va y avoir un orage.
Et en effet le ciel semblait s’assombrir à cet instant précis.
              Le reste du voyage fut ennuyeux à mourir pour Emis. Il lut dans un journal local qu’un meurtre avait eu lieu sur Délos. Puis il n’y pensa plus. Il se demanda seuleemnt une fois si Julian était l’homme assassiné en question. Non, il n’était certainement pas mort, la chute n’avait pas été si importante. En pensant cela, il se sentait soulagé.
Il se levait chaque matin à l’aube, se rasait et sortait sur la plage privative. Puis il lisait tranquillement jusqu’à midi trente avant d’aller se restaurer. Emily ne fit pas d’allusion à Julian. Emis se dit que tout était bien. Le psychopathe allait définitivement cesser de le suivre.
              Ils rentrèrent par un mercredi pluvieux à Paris. Lorenzo accueillit Emis les bras ouverts. Il marmotta quelques phrases puis emmena Emis chez lui pour mettre au point le concert qui devait avoir lieu le lendemain. Emis se sentait épuisé. Il repensait de plus en plus au meurtre qu’il avait commis. Il commençait à craindre d’avoir été épié. Il se demandait si la police grecque se mettrait jamais sur sa trace. Il partagea le repas avec Lorenzo, quelques tapas, des Wasa au tarama et deux verres de vin blanc luxembourgeois.
              Le concert eut lieu le lendemain à l’Olympia. Emis était habillé avec une veste Ralph lauren noire à bandes blanches, des sneakers blanches Finsbury et un pantalon à pinces Balenciaga rouge terre. Le bruit était assourdissant. Il crut être tranquille pour de bon pendant la première moitié du concert. Il chanta All I want is a glass of glitters avec enthousiasme. Le fan n’était pas là. Mais en attaquant le second couplet de sa chanson I am born to be with you, il croisa son regard. Ce n’était pas lui sur Délos, voilà quelle fut sa première pensée. Il serra le poing droit sur sa guitare électrique Gibson Pelham blue navy. Il essaya de continuer à chanter mais sa voix se faisait tremblotante. Soudain, il s’interrompit. Le fan le transperçait de son regard impavide.
              Il courut se réfugier dans les coulisse, hors de lui. Ainsi, Julian avait eu le toupet de réapparaître, malgré son avertissement ? Emis était partagé entre la furie et l’angoisse. Sur ces entrefaites, Lorenzo parut, les bras chargés de dossiers. Il les laissa tous choir en apercevant la star en fuite.
— Tu es fou ? A l’Olympia en plein concert.
— Lorenzo, il est… Il est… Revenu.
— Montre-le moi. Cela suffit !
Les deux hommes reparurent sur scène et Emis montra le fan à Loreneo. Lorenzo fit un signe à la régie, qui braqua un projecteur sur le fan. Celui-ci tenta de s’enfuir en courant. Mais Emis n’écoutant que sa rage, se jeta sur lui et le plaqua au sol.
— Tu vas arrêter de me suivre ? TU vas arrêter ?
L’autre se releva en époussetant sa veste.
— Tu vas me dire ton nom ?
Il se rendit compte qu’il ne s’agissait pas de Julian. Mais l’autre ne disait rien. Soudain, le fan sortit son téléphone portable et écrivit un message.
« Je ne peux pas parler »
— Pourquoi, hein ?
— Je suis sourd et muet ».
— Pourquoi tu viens à chaque concert alors, hein ?
« Je suis désolé de vous avoir fait peur »
— Pourquoi ? Réponds-moi !
« J’aime les vibrations. Celles de vos concerts. La musique électrique. Cela me fait un bien fou ».
Emis tomba à la renverse. Ainsi donc ce n’était pas lui, Emis que le fan suivait à la traque, mais des vibrations. Et ce type n’était en définitive pas Julian. Il se mordit les lèvres. Avait-il tout imaginé ?
— Viens me voir dans ma loge.
— D’accord, écrivit l’autre sur son téléphone.
— Je te dédicacerai un album.
              Le concert reprit de plus belle. Emis fit un clin d’œil à plusieurs reprise au fan, qui, l’apprit-il plus tard s’appelait David. Les stroboscopes envoyèrent une lumière éblouissante tout le long de sa prestation. Les basses faisaient danser plus d’un millier de fan d’Emis, venus s’époumoner pour l’occasion. Mais Emis ne pensait qu’à sa bévue.
              En rentrant chez lui, il eut une frayeur en entendant son chat sauter du lit pour venir à sa rencontre. La pluie avait cessé de tomber, et il se demanda si ça avait vraiment été une silhouette qu’il avait aperçue devant la porte fenêtre.
Certainement, la célébrité commençait à le rendre fou. Il se promit de repartir prochainement en vacances avec une autre fille qu’Emily (elle commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs) et il s’endormit, non sans avoir au préalable disposé son masque de nuit noir AlexanderMcQueen sur son visage souriant.

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