Sur l’une des trois grandes îles Loyauté
Je nage entre ciel et terre –Voyageur :
Entre les latitudes 20°23’S et 20°45’S
Et les longitudes 166°10’E et 166°41’S
Iaaï (Ouvéa) prostrée sous le vent
Du cap Rossel à la pointe Lékine
Un atoll bordé de coraux
Les chapelets d’îles à l’ouest
La plage joue avec le lagon
La falaise aspire nos silhouettes
Y-a-t-il un Dieu sur ces rivages ?
Je me suis allongée dans une grotte
Mes cils sont humectés de sable
Les cocotiers ombrent la paroi
J’entends la chaufferie d’une huilerie
Et la savonnerie de Hwaadrila
Loin au-delà des falaises haletantes
Le santal et la banane embaument l’air
L’entreprise de dessalement d’eau de mer
Ronronne la nuit même en hiver
Un xumwöng (chant) accompagne le vent
L’alizé joue avec mes cheveux
Une Tusi Kap (Bible) traduite en iaai
Repose dans la sable mouillé
Voyageur, haawa e gaam (comment vas-tu ?)
Umwaa he jeem kehöö (quand viendras-tu)
Me rejoindre dans cet espace venteux
E hu thiûôngon ? (avez-vous des fleurs ?)
Je vais les plonger dans l’océan
Pour nager dans une eau multicolore
Oge me haiöö monu kööbun (je vous demande pardon)
Je suis tombée amoureuse de votre silence
Et les grottes font écho à mes prières ;
J’apprends la langue d’Ouvéa,
Il est minuit, ma montre avance,
Une mouette argentée vole au-dessus de mon poème
Ehu anyibun peipë hnâân sisitr ? (avez-vous du papier pour écrire ?)
Je ne sais pas quand ce rêve a commencé
Le jour s’élevait au-delà de l’océan
J’ai commencé à chanter dans une langue qui m’était inconnue
Iny betenge gaam (je t’aime)
Quand bien même tu ne serais que le refrain du vent
Qui vient brûler mes paupières
Que le frémissement des arbres à pain,
Au thibi week (c’est toi seul que j’aime)
Quand bien même tu ne serais qu’un reflet,
L’ombre de la lune sur les manguiers,
L’odeur du santal qui hante mes narines
Les fleurs sublimes de l’arbre flamboyant
Esoo möötr, aaanee hu weeta (la vie est belle lorsque l’on aime)
Et dans nos villes à l’arrêt, loin de nos tragédies urbaines
Je veux voyager avec toi à travers ces vers assoiffés
Traverser les cieux jusqu’à Ouvéa
Voyageur je t’emmène un peu loin cette fois
Respire une dernière fois le dioxyde de carbone
Je t’emmène entre ciel et terre
Entre les latitudes 20°23’S et 20°45S
Les aventuriers ango-saxons
Hier ont silloné le Pacifique Sud
Et rempli la cave de leurs bateaux
De santal de tissus et de verroterie
Les fantômes des trafiquants de santal
Jouent aux cartes avec le soleil à présent,
Est-ce le spectre d’un missionnaire
Ou un cerf-volant au-dessus de nos têtes ?
Les avions ont remplacé les bateaux à vapeur
Le whiskey brûle loin du vin de messe
Mais les ronces des mûres sauvages
Font toujours couler le sang du ciel
Etendus sur un parterre d’hibiscus
Un vol d’oiseaux au-dessus de nous,
Le cyclone attend dissimulé dans le manteau sombre de l’océan
Les pagaies ont été remontée sur la plage
Il n’y aura pas un bateau ce soir
Et la fleur de l’héliconia
Murmure une prière douce aux amants
Et touche de ses pétales le cœur d’un vieil acacia
Un groupe de jeunes gens ivres
Salue l’hirondelle du Pacifique
Dans son envol serein et oblique,
Accompagnée par les sauts d’une orque
Voyageur, sers-moi un verre de vin près du cycas
J’ai désobéi à la raison et au bon sens
J’attends sur la terre d’Ouvéa
Cachée dans un ûroos (rosier) pourpre
J’attends qu’un Voyageur vienne me rejoindre
Au fond de cet océan de sable
En allumant ma radio sur la plage
Loin des amaryllis au regard écarlate
Les toiles d’araignée maquillent le toit
De cette vieillie maison kanake
Les orangers ont été replantés ailleurs
Voyageur personne ne viendra nous hêler,
Allumons le ûeealep (le tas de braise)
Jusqu’à ce que la nuit nous habille
Entends-tu la lutte à mort des sauterelles
Le chant pathétique d’une ûdralia (dahlia) ?
Mon regard est udrem (flou, voilé)
J’ai touché une udret (méduse) ; sa magie
Coule à présent dans mes veines
La raie à points m’a dévisagée
Les heures sèchent comme des gouttes
Dans cette petite maison près de l’océan
J’ai mis le linge à tremper
Je n’ai plus la mesure du temps
Et cette poésie est le pistil d’une fleur
Que je souffle sur ton front fiévreux
Voyageurs verse-moi du thé blanc
J’ai jeté le filet de mes doutes dans l’océan
J’ai coupé une cane à sucre dans la brume
Au beau milieu du coucher de soleil,
Mon foulard est trempé du parfum de la plage
Le cerf-volant de l’Histoire plane
L’aube accueille nos rires huilés
Une étoile de mer attend la lumière
Près de la porcelaine des coquillages
La fauvette s’est pris la patte dans un seau
Le lézard gris file sur le mur blanc
Et le prêtre de Hwaadrila
A une nouvelle montre en or
Les crabes ont pris les roches pour Dieu
L’écume salée me fait perdre la raison
Voyageur je t’attends à marée haute
Viens, amarre ta barque sur cette plage,
Je dormirai profondément en t’attendant
Entre les latitudes 20°23’S et 20°45S
Et les longitudes 166°10’E et 166°41’S
Sur l’une des trois grandes îles Loyauté
Je t’attends entre ciel et terre
Note : Le « hwen iaai » est une langue austronésienne apparentée aux langues du Vanuatu et parlé à Ouvéa (Nouvelle-Calédonie).