La fille faisait des mouvements élastiques autour du comptoir et de la machine. Elle la tendait aux clients d’un air pincé. Puis à chaque fois qu’un client tournait le dos elle relevait le regard. Pour m’admirer, moi, tout seul, planté là, à l’autre bout de la salle. A un moment ça me démangeait trop, je me suis mis dans la file. Il y avait quelques vieilles, normal on était un lundi et en pleine journée. Les gens travaillent. J’ai attendu mon tour comme une otarie qui attend son poisson. Et puis la marée humaine s’est dégagée devant moi. La demoiselle m’a joliment regardé, dans les yeux, le regard flambant neuf, un petit rictus à la commissure des lèvres. Et elle m’a asséné : « Un pop-corn ? ». Ça a un peu fissuré ma confiance, j’ai failli la planter là et la laisser seule avec son petit manège. Elle ne savait même pas servir, elle se dandinait. Elle n’arrivait pas à rassasier toute la file en pop-corn. Une incapable. Les gens lui jetaient des coups d’œil appuyés. Ils voulaient pas rater leur film. On sentait une vague d’agacement planer comme une cerf-volant ténébreux. Mais elle s’en souciait pas la gamine.
Mon cercle d’ami était comme un mauvais jeu de carte, truffé de brêles. Il me faudrait bientôt reconsidérer les cartes qui m’entouraient. J’avais que ça à faire en attendant, et j’ai fini par demander à la dame son numéro. Elle a rougi, a regardé par terre, puis elle a écrit quelques chiffres au dos de mon ticket. Mais ça n’était pas assez pour moi. Je voulais lui arracher la promesse de retrouvailles prochaines. Alors je lui ai demandé à quelle heure elle en finissait avec les pop-corn.
— C’est pas bientôt fini ? a grommelé une des vieilles derrière moi.
La mégère agitait ses cheveux brillants et bouclés de haut en bas comme une possédée. J’ai pris peur un instant. Il vaut mieux ne pas répondre au Malin.
— Vous viendrez avec moi boire un coup ? J’ai demandé à la fille. Elle a rougi ce que j’ai pris pour un oui. La vieille râlait toujours. Son mari avait mis un bras sur son épaule. Sûrement pour l’empêcher de me dévorer. Elle beuglait comme un âne.
Je suis parti sous un flot d’injures. Mais je m’en fichais, mon ami venait d’arriver. Le film était un enchaînement de plans bourgeois avec Elsa Zylberstein, je ne la supporte pas mais elle joue dans quasiment tous les films maintenant. Le jeune premier postillonnait en donnant la réplique à Elsa qui citait des noms intellos dans chaque scène pour montrer qu’elle avait un certain niveau socio-culturel.
Après le cinéma, j’ai fait semblant de rentrer chez moi pour pas que mon ami se doute de quelque chose, puis je me suis assis sur une motte de terre, derrière le cinéma. J’ai allumé une cigarette, et j’ai fumé. Voir le soir tomber m’a donné le frisson. Le cinéma avait allumé ses lumières nocturnes, c’était joli, ça donnait une impression de chaleur humaine. Bien entendu c’étaient que des néons sans humanité. Je suis resté figé par la beauté mélancolique de tout cela. Puis vers les 22h, je suis allé chercher ma serveuse. J’ai appris qu’elle s’appelait Déborah, qu’elle habitait dans une ville pas loin. Et qu’ele avait un petit ami, mais pas tous les soirs. En l’occurrence j’étais tombé sur le bon soir. On est allé manger un steak derrière la nationale, et je l’ai écoutée me parler d’elle. Je pense qu’elle me voyait comme une sorte de pourvoyeur de steak, et c’est tout ; et cela m’ennuyait un peu, mais j’avais pas vraiment le choix. J’ai fini par lui caresser la joue, elle m’a regardé et elle m’a demandé :
— Tu fais quoi dans la vie.
Mon malaise à cette question date des années 1990. Cela fait dix ans que j’essaie de percer comme acteur. C’est pour cela que je vais au cinéma. J’essaie de m’imprégner de l’écran, de ce que je vois défiler devant mes yeux. Moi, j’avais pas choisi l’art, c’est l’art qui s’était imposé à moi. L’art m’avait attrapé comme une proie facile. Moi ma véritable vocation c’était pas cela, je voulais être flic. Enfin maintenant il fallait bien me faire une raison. Mais je ne pouvais pas lui dire cela. C’est pour cela que dans le petit restaurant, pendant que le vent soufflait par une porte mal fermée, j’ai prononcé ces mots cuisants de vérité devant Déborah :
— Je suis policier.
Je ne sais pas pourquoi j’ai choisi de dire cela. D’habitude quand j’emmène des gamines boire un verre, je suis acteur. Artiste presque pas anonyme, bientôt connu, à peu près aussi sexy que leurs grands-mères.
— Mon oncle est policier.
Déborah a souri et ses dents ont révélé un petit défaut de fabrication. Je sentis que j’allais tomber amoureux d’elle. Dans un geste prémonitoire, j’ai agrippé ma fourchette je l’ai serrée fort jusqu’à en avoir mal. J’ai tracé un signe de croix sur la nappe blanche. La nappe s’est un peu déchirée, ma résistance a cédé, et je l’ai tirée de ce restaurant mieux. On a écumé quelques rues à la recherche d’un bar. Et puis finalement on a fini chez moi. Je pourrais vous décrire les quelques heures d’après mais vous m’en voudriez. Je suis encore pas mal pour mon âge, le nez peut-être trop arrondi, quelques points noirs mais je suis un tombeur c’est peut-être d’ailleurs pour cela que je veux être acteur. Je peux jouer n’importe quel rôle.
Le matin est venu. Déborah a dû partir. Le cinéma ouvrait. J’ai pas essayé de la retenir mais je lui ai arraché la promesse qu’on se reverrait. Elle m’a souri. C’était pas le même sourire que la veille, y’avait eu une évolution funeste, son sourire n’avait plus rien de charmeur, il était rempli de pitié. Elle est partie en me lançant cette phrase assassine :
— Ton appartement ressemble pas à celui d’un flic. D’un chômeur, peut-être.
J’ai pris conscience que ma garçonnière était du genre miteuse, avec des trous dans à peu près dans tous les recoin du parquet. Et la poussière en état comateux sur quasiment tous les revêtements de meubles. Je me suis senti angoissé. Je ne reverrai plus jamais Déborah je me suis dit. Alors j’ai encore menti pour le bien de notre avenir commun à elle et moi. Qui sait nous ferions sans doute un beau couple, et quand j’aurai passé un anneau à son doigt diaphane, elle oublierait sûrement mes mystifications. C’était pour la bonne cause, pour son bien à elle aussi, petite distributrice de pop-corn au regard distrayant.
— Je déménage bientôt.
Mon ami est passé me chercher deux heures plus tard, et on a passé une demi-heure à l’hôpital. Je fais le clown devant des malades. J’anime une petite troupe d’acteurs qu’essaient comme moi de percer. On tente quelques trucs idiots devant les gosses. Pas de nez rouge, pas de perruque non plus, on est des clowns au rabais. Pas de déguisement qui tienne, l’hôpital pour lequel on trime a pas voulu. Juste notre talent, nos sourires figés dans l’air confiné des chambres et notre volonté de fer. Je dirais pas que ce travail donne du sens à ma vie, puisque ma vie a perdu à peu près toute signification correcte depuis un moment, mais il lui donne un air de cohérence. Et puis il m’oblige à discuter avec d’autres êtres humains que mon reflet sur le frigo. J’ai une certaine tendance au narcissisme. Cela me vient de mes années de jeunesse je crois.
Sur le chemin du retour, il y a toujours un camion qui vend des poulets. En général, je n’y prend pas garde. Le gars du camion me hèle pourtant. J’aperçois sa longue barbe noire émerger du camion blanc, et je passe comme le vent, insensible à l’odeur de chair de poulet brûlé. Insensible à cette merveilleuse odeur de pommes de terre cuites dans le jus du poulet.
Cette fois j’ai acheté un poulet. C’était un des poulets que le gars n’avait pas encore eu le temps de cuire. Il trônait dans l’arrière-boutique comme un président de la république à un dîner officiel. Gras, luisant, et plein d’ambition. J’ai demandé au gars si je pouvais l’avoir. Il me l’a fait deux fois au prix. Mais tant pis j’avais mon poulet. C’était tout ce qui comptait. Je suis rentré jusqu’à mon appartement miteux en pensant à Déborah. J’étais quasiment amoureux d’elle. Je faisais balancer le sac en papier qui renfermait mon poulet d’avant en arrière. Je me dandinais dans la rue, un pas après l’autre, comme un militaire de première classe. Hop là. Je suis rentré chez moi et la première chose que j’ai faite ça a été de libérer le poulet mort du papier qui l’entravait. Je l’ai placé sur le plan de travail de ma cuisine, puis j’ai été chercher un gros couteau. J’ai allumé la radio. C’était la météo. Alors j’ai changé la fréquence et j’ai mis le son assez fort. Tant pis pour les voisins, et j’espère que tu aimes ça, le rap, poulet. J’ai aussi sorti une motte de beurre. Je l’ai disposée en face de la bête. Ensuite j’ai fait deux entailles à l’animal mort pour placer le beurre à l’intérieur. Mais avant de pouvoir oindre ma volaille, une chose insensée s’est produite : j’ai entendu un gémissement.
Le poulet gémissait. Il appelait depuis son trépas. Il m’enjoignait de l’épargner. Je me suis dit que c’était une mystification pleurnicharde de sa part, et j’ai à nouveau attrapé mon couteau. A ce moment-là, le rap à la radio s’est mis à grésiller. A la place, j’ai entendu la radio faire un bruit de poulet. Cot cot cot dans toute la pièce, et moi je me suis paralysé. Raide figé, incrédule. J’étais soufflé par ce qui se produisait. Il m’en a pas fallu long pour comprendre que mon poulet souhaitait pas que je l’enfourne. Il ne voulait pas que j’en fasse mon déjeuner. Je suis pas quelqu’un de rapide. Mais le poulet avait été relativement clair. J’ai tapé du poing sur la table et j’ai serré les dents. Une serveuse passe encore, mais un poulet, ça non. Je n’allais pas me faire diriger comme cela. J’ai pris le couteau, et j’ai planté le poulet dans le ventre. Radical. Alors j’ai entendu ting ting ting et là une floppée de perles s’est mise à couler du trou. J’étais ébouriffé par l’absurdité de la scène. Moi l’acteur misérable, héros d’un conte improbable avec un poulet qui se la jouait corne d’abondance ? J’ai ramassé les perles et j’ai pensé au nombre de perles qu’il me faudrait revendre pour m’acheter un appartement digne de Déborah. Puis j’ai réfléchi plus posément, et j’ai retailladé mon animal mort. Il avait pas bougé d’un pouce. J’avais une poignée de perles dans la main gauche et le couteau dans la main droite. Mais cette fois-ci, pas de perles. Par contre, le poulet s’est remis à gémir.
C’est à ce moment-là que je me suis dit qu’il fallait impérativement que j’établisse un moyen de communication fiable entre le poulet et moi. J’ai été voir sur mon ordinateur, si y’aurait pas un site spécialisé. Mais Internet n’a rien donné. Les sites d’éleveurs parlaient pas de volailles zombies. Ni de poulets dans lequel on aurait dissimulé des perles. Et là ça m’a frappé. Le poulet n’avait jamais gémi. Mais quelqu’un avait évidé la bête, et l’avait fourrée aux perles. Et qui que ce soit, ce devait être aussi humain que moi. J’en ai perdu toute confiance en l’humanité.
J’ai pris les perles, je les ai mises sous enveloppe. Puis, j’ai replacé délicatement le poulet toujours gras et luisant dans le sac en papier. Je suis sorti de chez moi. Je n’avais plus envie de jouer la comédie. Je suis passé au cinéma mais Déborah manquait à l’appel. Alors j’ai laissé l’enveloppe contenant les perles avec son nom dessus. La fille à qui j’ai donné l’enveloppe a eu l’air jalouse. Du coup j’ai insisté plusieurs fois. La lettre devait arriver à Déborah et à elle seule.
Après je suis retourné fumer derrière le cinéma. J’avais toujours mon poulet mort dans la main. Je me suis affalé sur la motte de terre, et j’ai fumé, pensé, fumé, et puis je suis descendu un peu en contrebas. Il y avait un ruisseau. Je me suis déshabillé. Le soir commençait à tomber et personne n’arrivait. Alors j’ai marché, nu avec le poulet, en pensait à la joie de Déborah lorsqu’elle verrait les perles.