Okinawa

[S’il en est fait un mauvais usage, alors il n’est pas d’art plus nuisible et malfaisant que le karaté. »] (Gishin Funakoshi)

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Il est assis devant la balustrade
Le cuir noir de son fauteuil chauffe
Son café froid décolle de la tasse

« Tu écris de la poésie », me dit-il
Et son sourire tremble.

L’aéroport de Naha
M’a déposé un vendredi
Une femme voilée en blanc,
Lui donne une tape sur le crâne

Je lui tends un morceau de gâteau
Il me reproche d’être venu si tôt
Puis il agrippe mon poignet blanc
J’ai un mouvement de frayeur

« On me reproche d’être vivant
Toi qui écris pour les jeunes gens
A mon âge, être galant ?
Tu mystifie les hommes qui se lamentent
Mais à mon âge les larmes sèchent vite

Devant la ville qui s’étale
Dans une moiteur immobile
J’ai écouté le vieil homme sourire

« Je viens d’Okinawa
Uchinaa – la langue d’ici
N’abritait déjà que trois voyelles
J’ai étudié auprès d’Azato Anko,
L’art technique de la main vide*
(*le karate-jutsu)

L’Okinawa Martial Arts Society
M’a fait une place à sa buvette »

L’infirmière apporte un plateau
Elle n’a pas écouté mes prières
Elle est repartie sans un mot
Le soir glisse sur la terrasse
Comme la promesse de mon retour
J’esquisse une larme craintive.

« J’avais un fils spirituel
Il s’appelait Gima, pour lui, pour toi
J’ai écrit la première Bible
Perché sur le toit éternel
Du temple de Kamakakura,

Là j’ai observé le soir couler
Comme du miel de mes yeux brûlés
Par l’angoisse de la mort
Mais les moines m’ont encouragé
Et j’ai pleuré de longues nuits

La pluie tombe sur la terrasse de l’hôpital
Le souffle de mon grand-père est voilé
Il regarde les pins ployer sous le vent
Et desserre son poignet du mien

« C’est moi qui ai changé les caractères
Du mot KARATE
Prenant Dieu et la nation à partie
J’ai pris les caractères chinois
Qui me plaisaient j’ai enseveli
Nos corps athétiques sous la neige
La couverture glacée de l’éthique

Au dojo du Shotokan*
(*Shoto signifie « vague de pin »)
La vague de pin souffre en silence
J’ai calligraphié le soleil dense
L’océan émettait un son ardent

Il ne veut rien manger
Trois saucisses de la purée
Et à côté de l’assiette en carton
Une cuillère et un yaourt blanc

Les raids aériens des années quarante
Ont rasé mon entreprise patiente
J’ai battu des jeunes gens ivres de gloires
Qui s’enivraient de leur art

Nous buvions la liqueur d’awamori
Et les prunes au sang pourri
Déglutissaient à flot de nos verres
Les restaurants ouvraient leur arrière-salle à mes amis

Dans les châteaux en ruine de l’archipel
Dans la forêt de Yanbaru, jusqu’au ciel
A nos côté les pêcheurs jetaient leur filet
Sur nos rêves de pureté – Que reste-t-il mon fils de ce passé ? —-

« Le monorail fend l’air putride,
j’ai répondu,

1500 Volts 19 stations
Je suis venu avec un vent aride
Des algues et des crevettes
Il ne reste plus que le nom

Les mangoustes de Java
Ont pris le goût du saké froid
Elles tuent les vipères nocturne
Les policiers matraquent de leur tonfa*
(*manche de meule à l’origine, utilisé dans les arts martiaux ou par la police)
Les ivrognes qui hier utilisaient l’eku*
(*rame de barque, utilisée aussi comme arme)
Pour gagner leur existence
En chantant le retour de la lune

La raffinerie de pétrole
Agite ses volutes de fumée
Sur le ciel blanc de notre île
Et de tes cercles d’initiés
Il ne subsiste de la rareté
Que l’idéalisme et l’idée

Il m’a regardé impatient
Cela faisait trop longtemps
Qu’il n’avait reçu un de ses enfants
J’ai continué, la lune chutait
Derrière une colline lissée par le vent

« Grand-père les grenouilles jouent aux golf
L’héliport accueille des oiseaux rouges
Les araignées hébergent les voyageurs
Oui, le monde a bien changé
Il finit avec ton karaté ».

Il m’a répondu d’une voix traînante
Comme le sable sur une peau brûlée par le sel
Non, le karaté commence et meurt
Avec le respect de l’adversaire
Notre art s’attise comme une flamme
Aux coups de vents de la réalité

Alors il a levé sur l’infirmière deux yeux
Pareils à deux gouffres vertigineux
Elle lui a pris son pouls d’une main lasse
Il lui a souri avec tendresse

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